« Dans les dernières années du monde » de Jean Delabroy [extrait] – fuite d’une star dans les rues de New-York

Il s’est échappé par une porte de service, il n’avait rien prémédité, mais probablement son esprit en avant de lui-même s’organisait pendant tous ces mois, parce que, lorsque le jour est venu, tout a semblé prévu, quoi faire, par où passer, où s’enfuir, et c’est pourquoi tout s’était passé dans une sorte de détachement, il n’avait qu’à laisser faire apparemment des puissances à sa place qui avaient examiné les difficultés et décidé des solutions, et c’est comme ça qu’il se retrouve de l’autre côté du bloc, dans la ruelle de derrière, et qu’il fait le tour pour venir maintenant à la manière d’un flâneur regarder à cinquante mètres l’Algonquin dont il a cessé d’être l’hôte et la célébrité, mais personne à cette heure ne le sait encore, l’incessant ballet réglé qui se joue devant la marquise de l’entrée, dans la contre-allée le groom ouvre la porte arrière des limousines, hèle les taxis, aujourd’hui c’est le gosse qu’il aime bien qui est de service, celui qui a des taches de rousseur et du rêve plein les yeux qui quelquefois troue la mécanique parfaite, professionnelle de ses gestes, il protège les clients qui entrent et sortent sous le parapluie trop grand pour lui, AG laisse la grosse pluie de fin d’été tomber sur lui, faire lever tout autour sur le macadam un champ d’odeurs âcres, personne ne le reconnaît, il a même envie de s’approcher du groom pour vérifier mais ça n’est pas la peine, il le sent, il a laissé toutes ses affaires dans sa suite là-haut, avec un mot sur la commode pour son agent, ne vous inquiétez pas et ne me cherchez pas, merci pour tout, vôtre, AG, un type sympathique, efficace et cordial, qui ne mérite pas ce qu’il est en train de lui faire, cette disparition que demain tout New York saura, au bout du couloir l’escalier réservé au personnel, il a couru sur la moquette, moins comme un évadé que comme un enfant, sur les marches de béton ses pas résonnent, c’est comme un puits gris dans lequel il dégringole, les costumes, les smokings, les escarpins, les nœuds, les chemises, les pochettes, les chapeaux, tout ça est resté dans les placards du dressing-room, sur lui il a seulement l’habit qu’il portait la nuit dernière pour la réception chez l’ambassadeur, il enlève ses chaussures, retrouve le bonheur de marcher à même quelque chose de dur, il est arrivé au fond de la spirale, il est au sous-sol, la minuterie s’est éteinte, il tâtonne, il y a un grondement étouffé qui vient des profondeurs et comme un tremblement, on dirait le bruit annonciateur d’une chevauchée, il trouve une porte à pousser, c’est la lingerie, il fouille dans les sacs contre les murs circulent des cafards, cherchant deux réserve aux vêtements des clients, il en trouve un plein d’affaires froissées, prend de quoi se faire une tenue, se change, et dehors, c’est un homme anonyme, chiffonné, un peu sale, dégoulinant, les pieds nus, et plus du tout AG, après avoir marché longtemps il a trouvé refuge dans cet hôtel à Brooklyn, des chambres au mois, personne ne viendra le trouver ici, il n’a plus qu’à attendre, il imagine le bruit que va faire tout ça, les supputations, mais il a confiance, avec l’excitation de la nouvelle saison on va vite l’oublier, lui et son mystère, les dîners de la rentrée et les nouvelles affiches, les stars de rechange, les habitudes qu’on ne peut reprendre, pour que tout soit dans l’ordre parfait qu’on apprécie tant ici, que sous la réserve de changements minuscules dont tout le plaisir sera dans la subtilité presque indéchiffrable, il prend son temps, ne sort guère de sa chambre, sauf à la nuit tombante, restant à la fenêtre à fumer dans la chaleur de cette fin d’été, depuis qu’il est le héros de Manhattan, dans ce petit monde où tout est exquisément feutré, il a repris goût aux cigarettes dans leur belle boîte noir et blanc, au parfum dès qu’il l’ouvre qui le capture, il lance en bas, dans le square poussiéreux, les mégots de ces cigarettes de luxe absurdement déplacées ici, mais il les garde presque tendrement comme le dernier et le plus délicat des liens avec le monde qu’il a abandonné,

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« Nitghthawks », Edward Hopper (1942)

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