Le critique, à mi-chemin
Le critique tient de l’entre-deux et il s’institue en intermédiaire qui œuvre à la communication des deux bords du théâtre. Placé dans ce qui est l’ombre de la scène, la salle, il est un témoin volontaire. « Mais qui témoigne pour le témoin ? » demandait Paul Celan. Témoignage motivé soit par le vœu de livrer le constat d’une expérience – écrire sur le théâtre – soit pour améliorer un art – écrire pour le théâtre. Double motivation, incertitude de l’appartenance. Frappé par dépit d’amour, le critique se console en témoignant et en se… confessant.
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Au terme de ses voyages, sur le chemin du retour, ce fils prodigue sans père qu’est Peer Gynt effeuille la vie comme un oignon. Et les pelures retracent, séparément, les événements traversés, les performances et les échecs, elles reconstituent le zigzag d’une vie sans boussole. À les regarder de près, chacune a son sens, chacune parle vrai, mais ensemble font-elles un tout ? Dans la réponse négative gît le drame et ce constat d’échec entraîne la conclusion ultime : Peer a raté le noyau, le centre de son être, il n’y est pas parvenu et il doit être refondu… Certes, la sanction infligée consacre sa défaite, mais faut-il pour autant renier les exploits accomplis et les satisfactions éprouvées ? Faut-il déplorer les instants habités au nom du vide sur lequel débouche leur déclinaison dépourvue d’orientation ? Peer, à force d’énumérer les pelures, fait le constat du chemin parcouru – il a cru dans la sagesse chinoise selon laquelle « le pas fait le chemin » mais découvre également que la voie lui a échappé. Seule la voie mène à l’essence, mais rares sont ceux qui y parviennent. Peer, sans succès, a essayé. Faut-il lui jeter la pierre au nom de cette défaite qui rassurerait tous ceux qui, prudents, n’ont même pas fait le voyage ? Peer s’est fourvoyé, mais il n’a pas abandonné. Le tas de pelure qui désigne sa vie le confirme. Il a vécu, sans sens ultime peut-être, mais avec l’exaltation des instants assumés simplement, les uns après les autres. Si sa vie, certes, n’a pas d’architecture, elle est au moins une somme d’événements, d’engagements, d’errements. S’il n’est pas parvenu à lui donner un sens, il a connu, en revanche la fièvre de l’intensité régulièrement renouvelée. Il n’y a pas eu de visée ultime, il y a eu un oubli dans le présent. Peer n’est pas un constructeur, il est dépensier : deux logiques qui s’opposent, irréductibles. Le critique ressemble au personnage ibsénien, car, sans centre constitué – cela lui accorde une disponibilité bienvenue – il se livre à des expériences successives ; il les convertit en expériences biographiques, vraies balises d’orientation sur « la voie du théâtre », de cet art dont les traces s’inscrivent dans la mémoire des témoins qui les ont connues.
[…] tout en étant de l’art, le spectacle prend le sens d’un repère et se convertit en expérience singulière. Expérience bâtarde et féconde où se mêlent le bonheur proprement théâtral procuré par le plateau autant que les informations concrètes dispensées : le théâtre a à voir avec la socialité et son temps. Ils en sont indissociables… c’est pourquoi chaque spectacle unique se constitue en « pelure » de ce moi d’art qu’est le moi d’un spectateur à long terme. Voilà pourquoi j’aime dire en paraphrasant Prospero que « je suis fait de l’étoffe des spectacles que j’ai vus », mais qu’en même temps ces spectacles forment ma « bibliothèque intérieure » construite selon les principes d’un amateur fervent et désordonné. Comme Diogène, son tonneau, ma bibliothèque privée « je la porte avec moi ».
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« L’instant habité », c’est l’instant où le théâtre s’accomplit. Pour un spectateur seul, mais si d’autres s’y ajoutent cela ne fait qu’accroître l’intensité de l’impact. Alors nul argument n’a besoin d’intervenir dans la discussion et l’entente s’opère par un consentement mutuel immédiat. L’instant habité ne se discute pas. Il se partage ou se raconte. L’instant habité assure la confiance dans la scène et ainsi régénère le spectateur menacé de scepticisme : il a une valeur thérapeutique.
L’instant habité peut éclore brusquement, comme une plénitude extrême, comme une surexposition de l’image qui brûle l’œil et envahit l’être. L’alliance du concret et de l’abstrait se noue et alors le théâtre, pleinement réconcilié avec lui-même, produit de la vie à l’état pur, sans accidents ni scories. Et le sentiment est celui d’un accord avec le monde sur fond d’unité absolue. Non pas avec le personnage, mais avec le théâtre et la vie qui, alors, ne font qu’un. L’instant habité n’a rien à voir avec l’identification et l’oubli de soi, bien au contraire, il renforce l’identité du spectateur « instantanément épanoui ». Libre de tout complexe de passivité, il se vit en partenaire nécessaire et non point en figurant superflu. C’est l’instant de l’absorption réciproque où les partenaires se confondent et où les frontières s’effacent. Le sommet de la présence. « Un éclair qui dure ».
L’instant habité est, pour le spectateur, l’équivalent de ce que Brook appelait « le mot rayonnant » de la phrase shakespearienne. Cette concentration d’énergie qui disloque l’architecture et interdit la réserve, ce foyer profond où le destin se joue et où les vies s’éclairent. Sa vertu première sera à jamais la fulgurance. Il produit cette communauté fugitive des observateurs qui surprennent ensemble une étoile filante.
Après la révélation de la scène, l’instant habité se fixe et continue de briller bien que le spectacle soit défunt depuis bien longtemps. Il éclaire la mémoire du spectateur qui ne se résigne pas à l’ensevelir car il se pose en dépositaire de ces moments rares dont la survie ne dépend désormais que de lui. Parfois, pour plus de sécurité, il déploie un véritable art de la mémoire et relie les instants habités à des événements biographiques : la naissance d’une fille, le départ d’une amante, la mort d’un proche. Et ainsi ils s’entraident pour mieux résister en commun.
L’instant habité ne se perçoit pas comme un détail, bien au contraire, il se constitue en « centre affectif », raison secrète du spectacle et parfois même motivation du théâtre. Rattaché d’abord à l’expérience des limites, l’instant habité devient ensuite un point d’ancrage pour la réflexion. Car à cet instant, comme dirait un ami philosophe, le spectateur « voit où va le théâtre ». Et cela rassure, réconforte, dépasse « le désamour du théâtre ». Le critique se convertit ainsi en spectateur séduit et récompensé.
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Je suis défenseur d’une critique affirmative et dont Gilles Deleuze faisait son modèle. Je pense que le rôle d’un critique est de découvrir des artistes et de révéler le plus rapidement possible leur originalité. Reconnaître l’avènement d’un artiste, l’accompagner, le promouvoir sur la scène européenne. La critique est un geste de compagnonnage et non pas de « copinage » comme on le dit parfois. Je n’écris et ne suis proche que des artistes dont j’aime le travail. Des autres, je peux parler seulement, mais il est rare que j’éprouve l’envie de les agresser. Je le reconnais ce geste est également important, mais il ne m’est pas propre. Je ne peux parler du rôle « idéal » du critique, je peux parler du critique « idéal » que j’ai rencontré – Dort en France, Puzyna en Pologne, Nagel en Allemagne – critique dans lequel je me reconnais, et dont j’essaie continuellement de m’approcher. Critique de l’intérieur qui préserve une marge d’indépendance, critique qui ne s’identifie pas à un seul artiste, à une seule pratique. Régis Debray m’a écrit récemment un mot qui m’a fait plaisir, dans lequel je me suis reconnu et que quelqu’un d’autre aurait pu prendre pour une perfidie : « je vous apprécie parce que vous n’êtes pas sectaire ». Cela n’est pas un signe d’absence de point de vue, mais seulement de désir jamais assouvi. Je suis pareil à l’amoureux parti à la découverte de son amante perdue et qui répond à la question « penses-tu qu’elle est là ? », « Non, mais je la cherche partout ». Jusqu’à l’épuisement, le critique que je suis « cherche le théâtre partout », un théâtre dont il porte « l’ombre » en lui-même et souhaite retrouver l’accomplissement sur les scènes et dans des « abris » dispersés dans la ville, à jamais imprévisibles. Il faut une quête et une attente pour mener de pareilles expéditions qui ne craignent pas l’égarement au nom d’un espoir, toujours là, d’une attente, celle de l’éblouissement de « l’instant habité » qu’engendre toute grande expérience théâtrale. Le critique « idéal » c’est un Diogène qui, aidé par sa torche, cherche le théâtre tout autant que l’homme.
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Le critique informe – c’est une de ses raisons d’être – mais il agit également comme un facteur d’ouverture qui surmonte les divisions des artistes pour fournir une vision globale du théâtre. Non pas indifférente aux valeurs, non pas neutre, mais porteuse d’une pensée quant au théâtre et à sa mission. Le critique opère ces décloisonnements dont les artistes sont incapables : Kantor ne comprenait rien à Grotowski et Strehler à Brook comme tant d’autres. Si les artistes sont prisonniers de leurs options, nous, les critiques, nous brisons les frontières pour circuler entre les œuvres et en même temps restituer aux spectateurs le sens du mouvement général donc nous captons les métamorphoses et « les mythologies » récentes.
Les critiques que nous sommes s’emploient à dégager et commenter les choix propres aux personnalités majeures de la scène moderne, mais, par ailleurs, admettons que la vocation spécifique, propre, des critiques jeunes consiste à saisir et annoncer les aventures nouvelles, à identifier les artistes à venir, à percevoir les mutations prochaines. La nouvelle génération de critiques, grâce à son âge, s’avère être davantage sensible au zeitgeist, à l’esprit du temps dont le théâtre, pour se renouveler, ne peut pas se dissocier. Mais il est important que les jeunes s’érigent en critiques militants sans se constituer pour autant en critiques dogmatiques.
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La pertinence de la relation critique à un art, en l’occurrence le théâtre, ne peut se manifester toute une vie. C’est un devoir pour chacun de s’interroger ! Comment ne pas se scléroser, comment éviter de devenir « le mauvais spectateur » prisonnier de son passé et sevré de désirs originaux ? Quelle décision prendre lorsque la capacité de résonner à la scène décline et les dangers de cécité pointent ? Comment intégrer les effets du temps et ses retombées sur l’exercice critique ? C’est une question de morale professionnelle.
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Le critique est un témoin du soir, mais témoin harcelé par la question hamlétienne entre amour et désamour du théâtre. Trop d’amour risque d’échouer en approche sentimentale, trop de désamour nuit à l’échange. Vivre avec deux vérités – voilà l’épreuve.
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La position que je défends et qui est la mienne, c’est ce qu’on appelle « la critique de l’intérieur ». Elle définit celui qui connaît les artistes et qui établit avec eux un rapport d’intimité/animosité, ce qui va lui permettre d’entrer dans une relation de proximité plus intense avec l’acte théâtral lui-même. Les prises de position de ces critiques-là ont un écho sur les liens personnels avec artistes. […]
En parlant avec les metteurs en scène ou avec les acteurs, on parvient à acquérir une formation artisanale dans l’analyse du jeu, des décors, des costumes, une formation qui n’est pas livresque. Une formation sur le tas ! Les dictionnaires, de Michel Corvin, de Patrice Pavis, par exemple, sont intéressants, mais ils restent strictement « livresques » dans la mesure où ils ne parlent du théâtre qu’en « général » : ils fournissent des clés, parfois justes, pour une analyse globale du théâtre, mais ce qui leur manque c’est la chair du théâtre. La vraie critique approche l’œuvre théâtrale dans sa matérialité. Face au plateau, en présence des comédiens.
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Le critique se trouve à la fois, comme disait Bernard Dort, dehors – du côté de ceux qui reçoivent – et dedans – du côté de ceux qui participent à la dynamique du théâtre : il est pris entre l’ouverture et l’enfermement. De leur conjonction peut surgir une nouvelle position critique, position dont la figure est l’écartèlement. Dès qu’il renonce à cet inconfort, ouverture/enfermement, dehors/dedans, goût/théorie, le critique y perd cet écart bénéfique, car son destin est d’être à jamais entre les deux.
L’utopie théâtrale du critique ne revêt pas l’allure d’une utopie abstraite placée in illo tempore, mais au contraire elle se manifeste comme une utopie concrète – j’emprunte les termes d’Ernst Bloch – qui, de plus, se formule au fur et à mesure. Elle se nourrit des spectacles proposés par le théâtre que voit le critique ; elle est en transformation, mais elle s’érige néanmoins en horizon. Le projet utopique, à la fois proche et lointain, légitime l’acte critique : il échappe ainsi à la dérive sans pour autant s’enfermer dans un modèle. Il tient moins de la formulation, que d’une attente qui s’énonce et se précise progressivement. Le critique ignore le terme final du voyage, mais il éprouve le besoin du cheminement vers… Son projet peut se reconnaître dans certaines pratiques, dans certaines œuvres, mais sans qu’il s’y retrouve intégralement. Si les cas exemplaires ne transforment pas sans cesse l’utopie initiale, celle-ci risque d’échouer dans sa version dégradée, qui est le programme, programme pré-établi étranger à la vie en mouvement du théâtre.
L’attente qu’implique tout de même un programme ne circonscrit pas abusivement le champ du critique. Cela lui permet de continuer à exercer son goût sur les produits courants de la vie théâtrale, mais sans se placer par rapport à elle dans une indétermination absolue. La coalition d’un goût et d’une utopie assure au critique, pour emprunter une formule de Barthes, « une ouverture limitée ». Chacun des deux termes sert de garde-fou à l’autre : ils se contrôlent réciproquement.
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Assumer la perplexité déroutante face à un spectacle nouveau, c’est accepter une place inconfortable, passagère, entre le oui et le non, mais en même temps pour le critique, c’est reconnaître ainsi l’ébranlement de l’utopie. Assumer la perplexité c’est, implicitement, se mettre en situation de danger.
Face à l’éblouissement le critique n’a plus que l’écriture pour l’aider. « Comment parler des premières minutes du Regard du sourd ? Ou de La Classe morte ? » me demande un ami. « Comme on parle du vertige du désert lorsqu’on le découvre ou de la mer où l’on plonge la première fois », je lui réponds. Le défi consiste à capter la déroute heureuse de la perception désorientée…
Les spectacles qui s’éloignent le plus de la littérature, ces spectacles qui révèlent la vie dans l’instant du jeu, mettent à l’épreuve les ressources du critique en tant qu’être de même en tant qu’écrivain. Il connaît à cette heure-là le bonheur et la difficulté d’écrire sur le théâtre comme s’il écrivait sur l’existence.
Pour le critique, le théâtre c’est « une seconde vie » qu’il met à l’épreuve et à laquelle il sacrifie sa « première vie ». Sans ce don de soi il reste un juge, sans se constituer en partenaire de dialogue avec la scène dont, si elle l’attire, restera près jusqu’à la fin ou, plutôt, jusqu’aux premières alarmes liées à l’âge. Il faut savoir mettre un terme, non seulement, en tant qu’artiste mais également en tant que critique. Pour éviter la pétrification et jouir au moins du passé. Le critique est un être et en tant que tel sa responsabilité à ‘’égard de la vie du théâtre se manifeste.
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Le critique informe sans doute. Plus encore, il sert d’agent de circulation, car sa mission est aussi de provoquer des embouteillages ou, au contraire, de vider les salles. Parmi ces multiples tâches, y a-t-il encore de la place pour lui-même ? Le critique, pris entre le spectacle et le public, à force de porter des lettres, ouvertes ou non, risque de se trouver desséché.
D’emblée il apparaît comme un go-between, un intermédiaire, et il nous fait songer au personnage de de Losey qui aide à transmettre les secrets d’une passion dont il est lui-même exclu. Que reste-t-il de sa vie à un critique ? Les événements de sa biographie ne finissent-ils pas par être les spectacles qu’il voit soir après soir ? En les analysant sans répit, ne vide-t-il pas irrémédiablement sa mémoire ? Mais si le théâtre accapare la vie, la vie peut l’accaparer aussi, discrètement certes, mais sans honte ni complexes.
La vie n’est pas le synonyme de l’humeur mais du mouvement, de la transformation, des naissances successives. Plus encore, la vie est ici reconnaissance de soi-même dans l’exercice de la critique. Peut-on oublier que c’est justement ce droit que les metteurs en scène, les auteurs interdisent au critique ? Ils l’acceptent uniquement en tant qu’être neutre, toujours transparent, comme tout intermédiaire.
Un critique m’a dit sur un ton qui cachait mal l’emphase : « Il faut écrire de telle manière que plus tard tu puisses resigner tous tes articles ». Ce qu’il mettait en accusation c’était sans doute plutôt le camaléonismes politique ou esthétique. Peut-on cependant faire de l’immobilisme le commandement du critique ? Il a droit à sa vie et sa vie se transforme, le transforme. Au lieu de masquer ces métamorphoses, son travail peut les reconnaître, les assumer. Qu’on le veuille ou non, le biographique irrigue l’acte critique : pourquoi taire cette présence qui n’a rien d’illicite ?
Le corps du critique n’est pas seulement le sien, mais il est aussi celui de la génération à laquelle il appartient. Quand j’avais vingt-cinq ans, je réagissais physiquement à d’autres dimensions de l’acte théâtral qu’aujourd’hui, mais je ne suis pas seul à avoir changé : les spectacles de mes amis metteurs en scène se sont, eux aussi, modifiés. Mon corps s’y reconnaît tout comme il y a quinze ans. Et ainsi, à travers la biographie, je retrouve l’identité d’une génération.
Un soir, lors d’un spectacle qui avait un grand succès auprès des jeunes, je me suis senti terriblement seul. J’essayais de les comprendre et je n’y arrivais pas. Je me suis dit alors que le critique, de même que l’écrivain ou le metteur en scène, avait droit à la biographie et qu’il lui revenait, par honnêteté, d’en témoigner. Le double mouvement d’un sujet qui change et d’un objet qui se modifie, d’un je inscrit dans le temps et d’une scène soumise à métamorphoses entretient la vie du discours critique.
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Textes extraits de Miniatures théoriques (Actes Sud), Le Théâtre ou l’instant habité (L’Herne), Le Théâtre, sorties de secours (Aubier), « Discours pour l’ouverture du Congrès de l’AICT » (Belgrade 2016), « À quoi sert la critique ? Entretien avec Georges Banu », propos recueillis par Myrto Reiss (22 février 2010, aupoulailler.over-blog.com).
Sélection réalisée par Floriane Toussaint pour le dossier consacré à la théorie théâtrale française dans le n°189 de la revue cubaine Conjunto.