« L’Ange de l’histoire » de Benjamin & « L’Ange malchanceux » de Müller – tourner le dos à l’avenir ou attendre l’histoire

« L’ANGE DE L’HISTOIRE », Walter Benjamin

Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus Novus. Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès.

Trad. Maurice Gandillac

 

« Angelus Novus », Paul Klee

 

« L’ANGE MALCHANCEUX », Heiner Müller

Derrière lui le déferlement du passé, des galets déversés sur ses ailes et sur ses épaules, avec un bruit de tambours enterrés, pendant que devant lui s’amasse le futur qui lui appuie sur les yeux, fait sauter ses pupilles comme une étoile, transforme la parole en bâillon sonore, l’étouffe avec sa respiration. Un moment encore on voit battre ses ailes, on entend les cailloux dévaler devant lui, au-dessus de lui, derrière lui, bruit plus fort quand s’exaspère son vain mouvement, entrecoupé quand il ralentit. Puis l’instant se referme sur lui : rapidement recouvert, l’ange malchanceux entre dans son repos ; son vol, son regard, son souffle sont de pierre ; il attend l’histoire. Jusqu’à ce que reprenne le frémissement de ses coups d’aile, qui se communique en ondes à la pierre et montre qu’il va s’envoler.

Trad. Jean-Louis Backès

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