Catégorie : Citations et extraits

« La Montagne magique » de Thomas Mann [extrait] – nouveauté, habitude et perceptions du temps

C’est au fond une aventure singulière que cette acclimatation à un lieu étranger, que cette adaptation et cette transformation parfois pénible que l’on subit en quelque sorte pour elle-même, et avec l’intention arrêtée d’y renoncer dès qu’elle sera achevée, et de revenir à notre état antérieur. On insère ces sortes d’expériences, comme une interruption, comme un intermède, dans le cours principal de la vie, et cela dans un but de « délassement », c’est-à-dire afin de changer et de renouveler le fonctionnement de l’organisme qui courait le risque et qui était déjà en train de se gâter, dans le train-train inarticulé de l’existence, de s’y fatiguer et de s’y énerver.
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« Espèces d’espaces » de Georges Perec [extrait] – leçon d’observation, d’écriture, d’imagination

Observer la rue, de temps en temps, peut-être avec un souci un peu systématique. S’appliquer. Prendre son temps. Noter le lieu : la terrasse d’un café près du carrefour Bac-Saint-Germain             l’heure : sept heures du soir             la date : 15 mai 1973             le temps : beau fixe Noter ce que l’on voit. Ce qui se passe de notable. Sait-on voir ce qui est notable ? Y a-t-il quelque chose qui nous frappe ? Rien ne nous frappe. Nous ne savons pas voir.
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« Théâtre/Roman » d’Aragon [extrait] – considérations sur le théâtre, formulées dans les années 70

Depuis deux siècles le tantôt, ton Dom Juan, mon cher, il a pris du bleu sur la touche, et à force d’être joué, on lui a trouvé des fossettes que tu ne lui connaissais pas, à ton marmouset. Tu l’as vu, joué par Jouvet ? tu l’as vu, joué par Vilar ? Au bout de deux siècles, il a atteint l’âge d’Arnolphe, un vieillard de quarante ans qui ne se donne pas la peine de faire l’éducation des filles, se contentant de les baiser.
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« La Vie de Galilée » de Brecht [extrait] – « Rentre chez toi, sur-le-champ. »

"Mon Dieu ! Il faut plier bagages." "Cette épidémie est partout." "Pouvez-vous me dire, mes sœurs, où je pourrais acheter du lait ?" "Rentre chez toi, sur-le-champ." "Ils n’éteignent plus le feu quand la peste menace. Chacun ne pense plus qu’à la peste." "Qui sait aujourd’hui ce que demain sera ?" "Comme si un livre avait de l’importance maintenant."
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« Tandis que j’agonise » de William Faulkner – l’enfant et la mort

VARDAMAN Alors, je me mets à courir. Je vais derrière la maison et, arrivé à la véranda, je m’arrête, et alors je commence à pleurer. Je peux sentir à quel endroit se trouvait le poisson, dans la poussière. Il est coupé en morceaux maintenant, en morceaux de non-poisson, de non-sang sur mes mains et sur ma blouse. Et puis ça n’était pas encore arrivé. Ça ne s’était pas encore produit. Et maintenant elle a pris tant d’avance que je ne peux pas la rattraper.
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Portrait du critique de théâtre en témoin étonné – Georges Banu

Le recours au style normatif est coutumier dans les discours qu’on tient sur la critique : il y est toujours question de remèdes, de vitamines, de piqûres pour aider ce malade éternel à se remettre, quand on n’envisage pas purement et simplement l’euthanasie. La critique aurait besoin d’un modèle et il lui suffirait de s’en réclamer pour se rétablir. En réalité elle est incurable. Si j’écris sur la critique, ce n’est pas pour avancer des solutions mais seulement pour témoigner de ce que j’aime retrouver chez un critique, un critique tel que j’en rencontre rarement, un critique que je voudrais être. Le portrait idéal et l’autoportrait imaginaire. Je n’entends donc pas parler de la critique, mais du critique, non pas d’un corps de métier, mais d’une personne, non pas d’une progression, de ses stratégies et de ses devoirs, mais d’un être, de sa vie.
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« Une mort héroïque » de Baudelaire – mise à mort d’un artiste

Fancioulle était un admirable bouffon, et presque un des amis du Prince. Mais pour les personnes vouées par état au comique, les choses sérieuses ont de fatales attractions, et, bien qu’il puisse paraître bizarre que les idées de patrie et de liberté s’emparent despotiquement du cerveau d’un histrion, un jour Fancioulle entra dans une conspiration formée par quelques gentilshommes mécontents.
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« Le Narrateur » de Walter Benjamin [extrait] – information VS narration

Le premier signe avant-coureur d’un processus, qui devait aboutir au déclin de la narration, fut l’apparition du roman au début des Temps modernes. Ce qui distingue le roman du récit (et de l’épopée au sens étroit), c’est qu’il est inséparable du livre. Le roman n’a pu se développer qu’avec l’invention de l’imprimerie. La tradition orale – domaine de l’épopée – est d’une tout autre nature que ce qui fait l’étoffe même du roman.
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« La Mère » de Witkacy [extrait] – sauver l’humanité grâce à l’intellect

Léon, parle avec une ardeur croissante. – […] Voilà, mon idée est simple comme bonjour. Il est un fait que l’humanité dégringole de plus en plus vite. L’art est en décadence ; que sa fin soit légère – on peut très bien se passer de lui. La religion est déjà morte, la philosophie est en train de bouffer ses propres tripes et va également finir par un suicide. La fin de l’individu, étranglé par la société, c’est une chose déjà banale aujourd’hui. Comment retourner ce processus de socialisation apparemment irréversible dans lequel périt tout ce qui est grand, tout ce qui est lié à l’Infini, au Mystère de l’Existence ?
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