« Tandis que j’agonise » de William Faulkner – l’enfant et la mort

 

VARDAMAN

Alors, je me mets à courir. Je vais derrière la maison et, arrivé à la véranda, je m’arrête, et alors je commence à pleurer. Je peux sentir à quel endroit se trouvait le poisson, dans la poussière. Il est coupé en morceaux maintenant, en morceaux de non-poisson, de non-sang sur mes mains et sur ma blouse. Et puis ça n’était pas encore arrivé. Ça ne s’était pas encore produit. Et maintenant elle a pris tant d’avance que je ne peux pas la rattraper.

Les arbres ressemblent aux poulets quand ils ébouriffent leurs plumes dans la poussière fraîche, les jours de grande chaleur. Si je saute de la véranda, je tomberai là où le poisson se trouvait, le poisson tout coupé maintenant en morceaux de non-poisson. Je peux entendre le lit, et son visage, et eux tous, et je peux sentir trembler le plancher quand il marche, lui qui est venu faire ça. Lui qui est venu faire ça alors qu’elle se portait bien. Oui, il est venu et il l’a fait.

« Ce gros enfant de garce ! »

Je saute en courant du haut de la véranda. Le haut de l’écurie décrit une courbe dans le crépuscule. Si je saute, je peux passer à travers, comme la dame rose du cirque, et pénétrer dans la chaude senteur sans avoir à attendre. Mes mains se cramponnent aux buissons ; sous mes pieds les cailloux et la terre déboulent.

Alors, je peux de nouveau respirer dans la senteur chaude. J’entre dans la stalle, pour essayer de le toucher, et alors je peux pleurer et vomir mes sanglots. Dès qu’il a fini de ruer je peux le faire. Je peux pleurer, en pleurant je peux.

« C’est lui qui l’a tuée. C’est lui qui l’a tuée ! »

La vie coule sous sa peau, sous ma main, elle coule parmi les taches, l’odeur m’en monte dans le nez où mon mal au cœur commence à pleurer, à vomir les sanglots, et en les vomissant je peux alors respirer. Ça fait beaucoup de bruit. Je peux sentir la vie qui remonte le long de mes mains, de mes bras, et alors je peux quitter la stalle.

Je ne peux pas le trouver. Dans l’obscurité, dans la poussière, le long des murs, je ne peux pas le trouver. Les sanglots font beaucoup de bruit. Je voudrais bien qu’ils ne fassent pas tant de bruit. Je finis par le trouver, dans la remise, dans la poussière, et, le bâton tressautant sur mon épaule, je traverse la cour au galop et débouche sur la route.

Ils m’observent quand je cours vers eux, et ils se mettent à reculer, roulant les yeux, renâclant, tirant sur la bride qui les attache. Je frappe. Je peux entendre le bruit du bâton, je peux le voir frapper à la tête, sur leurs colliers, rater son coup parfois quand ils reculent ou plongent en avant, mais je suis heureux.

« Vous avez tué ma maman ! »

Le bâton se casse tandis qu’ils reculent, renâclent, frappent lourdement des sabots sur la terre. Lourdement parce qu’il va pleuvoir et que l’air est vide dans l’attente de la pluie. Mais le bout est encore assez long. Je cours d’un côté, de l’autre, tandis qu’ils reculent, renâclent, tirent sur la bride, et je frappe.

« Vous l’avez tuée ! »

Je frappe et je refrappe. Ils tournoient et la voiture tournoie aussi sur deux roues, immobile, comme clouée au sol, les chevaux immobiles aussi, comme cloués par leurs pattes de derrière au centre d’une plaque tournante.

Je cours dans la poussière. Je ne peux pas voir, dans cette poussière aspirante où la voiture disparaît, inclinée sur deux roues. Je frappe ; le bâton heurte la terre, rebondit, frappe la poussière puis l’air encore, et la poussière aspirante s’éloigne sur la route, plus vite que si une auto y filait. Et alors je peux pleurer en regardant mon bâton. Il est cassé au ras de ma main. c’était un si long bâton, et maintenant il n’est pas plus long qu’une bûchette pour la poêle. Je le jette et je peux pleurer. Ça ne fait plus autant de bruit maintenant.

La ache rumine, debout devant l’étable. Quand elle me voit traverser la cour, elle meugle, la bouche pleine de vert liquide, la langue pendante.

« J’vas point te traire. J’veux rien faire pour eux. »

Je l’entends qui se retourne quand je passe. Quand je tourne, elle est juste derrière moi, avec son haleine rêche, douce et chaude.

« Est-ce que j’tai point dit que j’voulais rien te faire ? »

Elle me pousse en reniflant. Elle gémit intérieurement, la bouche fermée. J’agite la main, je lui lance des injures comme fait Jewel.

« Allons, va-t’en. »

J’abaisse ma main vers le sol et je cours sur elle. Elle recule d’un bond, fait volte-face et s’arrête, les yeux fixés sur moi. Elle gémit. Elle va jusqu’au sentier, s’arrête et tourne ses regards vers le haut du sentier.

La grange est sombre, chaude, odorante, silencieuse. Je peux pleurer doucement en observant le haut de la colline.

Cash apparaît sur la colline. Il boite là où il est tombé du haut de l’église. Il regarde en bas, vers la source, puis plus haut, sur la route, puis derrière, vers la grange. D’un pas raide, il descend le sentier. Il regarde la rêne cassée et la poussière sur la route, et la route, plus loin, là où la poussière est partie.

« J’espère bien qu’à c’t’heure ils ont déjà dépassé la maison de Tull. C’est bien ça que j’espère. »

Cash fait demi-tour, et en boitant, remonte le sentier.

« Le diable l’emporte. Ça lui apprendra. Le diable l’emporte. »

Je ne suis plus en pleurs. Je ne suis rien. Dewey Dell apparaît sur la hauteur et m’appelle. Vardaman. Je ne suis rien. Je suis calme. Eh, Vardaman. Je peux pleurer tranquillement à présent, je peux sentir et écouter mes larmes.

« Et puis, ça n’était pas arrivé. Ça ne s’était pas encore produit. Il était là, ici même, étendu par terre, et maintenant, elle s’apprête à le faire cuire. »

Il fait noir. Je peux entendre le bois, le silence : je les connais. Mais aucun bruit vivant, pas même lui. C’est comme si l’obscurité dissolvait son intégrité en éléments disjoints, ébrouements, piétinements de sabots, odeur de chair rafraîchissante et de poil aux relents d’ammoniaque ; l’illusion d’un tout coordonné, robe pommelée, os puissants sous lesquels, secret, familier, un être différemment de mon être. Je le vois se dissoudre – pattes, yeux roulants, riche mouchetage semblable à des flammes froides – je le vois flotter dans le noir en solution évanescente ; un tout, et pourtant ni l’un ni l’autre, l’un et l’autre et pourtant rien. Je peux voir la faculté d’entendre ramper vers lui, le caresser, reconstituer sa forme rude, fanons, hanches, garrot et tête ; odeur et son. Je n’ai pas peur.

« Cuit et mangé. Cuit et mangé. »

 

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