LA RUE
3.
Travaux pratiques
Observer la rue, de temps en temps, peut-être avec un souci un peu systématique.
S’appliquer. Prendre son temps.
Noter le lieu :
- la terrasse d’un café près du carrefour Bac-Saint-Germain
- l’heure : sept heures du soir
- la date : 15 mai 1973
- le temps : beau fixe
Noter ce que l’on voit. Ce qui se passe de notable. Sait-on voir ce qui est notable ? Y a-t-il quelque chose qui nous frappe ?
Rien ne nous frappe. Nous ne savons pas voir.
Il faut y aller plus doucement, presque bêtement. Se forcer à écrire ce qui n’a pas d’intérêt, ce qui est le plus évident, le plus commun, le plus terne.
La rue : essayer de décrire la rue, de quoi c’est fait, à quoi ça sert. Les gens dans la rue. Les voitures. Quel genre de voitures ? Les immeubles : noter qu’ils sont plutôt confortables, plutôt cossus ; distinguer les immeubles d’habitation et les bâtiments officiels.
Les magasins. Que vend-on dans les magasins ? Il n’y a pas de magasins d’alimentation. Ah ! si, il y a une boulangerie. Se demander où les gens du quartier font leur marché.
Les cafés. Combien y a-t-il de cafés ? Un, deux, trois, quatre. Pourquoi avoir choisi celui-là ? Parce qu’on le connaît, parce qu’il est au soleil, parce que c’est un tabac. Les autres magasins : des antiquaires, habillement hi-fi, etc. Ne pas dire, ne pas écrire « etc. ». Se forcer à épuiser le sujet, même si ça a l’air grotesque, ou futile, ou stupide. On n’a encore rien regardé, on n’a fait que repérer ce que l’on avait depuis longtemps repéré.
S’obliger à voir plus platement.
Déceler un rythme : le passage des voitures : les voitures arrivent par paquets, parce que, plus haut ou plus bas dans la rue, elles ont été arrêtées par des feux rouges.
Compter les voitures.
Regarder les plaques des voitures. Distinguer les voitures immatriculées Paris et les autres.
Noter l’absence des taxis alors que, précisément, il semble qu’il y ait de nombreuses personnes qui en attendent.
Lire ce qui est écrit dans la rue : colonnes Morris, kiosque à journaux, affiches, panneaux de circulation, graffitis, prospectus jetés à terre, enseignes des magasins.
Beauté des femmes.
La mode est aux talons trop hauts.
Déchiffrer un morceau de ville, en déduire des évidences : la hantise de la propriété par exemple. Décrire le nombre des opérations auxquelles se livre le conducteur d’un véhicule automobile lorsqu’il se gare à seule fin d’aller faire l’meplette de cent grammes de pâtes de fruits :
- se garer au moyen d’un certain nombre de manœuvres
- couper le contact
- retirer la clé, déclenchant ainsi un premier dispositif anti-vol
- s’extirper du véhicule
- relever la glace de la portière avant gauche
- la verrouiller
- vérifier que la portière arrière gauche est verrouillée ; sinon : l’ouvrir
- relever la poignée de l’intérieur
- claquer la portière
- vérifier qu’elle est effectivement verrouillée
- faire le tour de la voiture ; le cas échéant, vérifier que le coffre est bien fermé à clé
- vérifier que la portière arrière droite est verrouillée ; sinon, recommencer l’ensemble des opérations déjà effectué sur la portière arrière gauche
- relever la glace de la portière avant droite
- fermer la portière avant droite
- la verrouiller
- jeter, avant de s’éloigner, un regard circulaire comme pour s’assurer que la voiture est encore là et que nul ne viendra la prendre.
Déchiffrer un morceau de ville. Ses circuits : pourquoi les autobus vont-ils de tel endroit à tel autre ? Qui choisit les itinéraires, et en fonction de quoi ? Se souvenir que le trajet d’un autobus parisien intra-muros est défini par un nombre de deux chiffres dont le premier décrit le terminus central et le second le terminus périphérique. Trouver des exemples, trouver des exceptions : tous les autobus dont le numéro commence par le chiffre 2 partent de la gare Saint-Lazare, par le chiffre 3 de la gare de l’Est ; tous les autobus dont le numéro se termine par un 2 aboutissent grosso modo dans le 16e arrondissement ou à Boulogne.
(Avant, c’étaient des lettres : l’S, cher à Queneau, est devenu le 84 ; s’attendrir au souvenir des autobus à plate-forme, la forme des tickets, le receveur avec sa petite machine accrochée à sa ceinture…).
Les gens dans la rue : d’où qu’ils viennent ? Où qu’ils vont ? Qui qu’ils sont ?
Gens pressés. Gens lents. Paquets. Gens prudents qui ont pris leur imperméable. Chiens : ce sont les seuls animaux visibles. On ne voit pas d’oiseaux – on sait pourtant qu’il y a des oiseaux – on ne les entend pas non plus. On pourrait apercevoir un chat en train de se glisser sous une voiture, mais cela ne se produit pas.
Il ne se passe rien, en somme.
Essayer de classer les gens : ceux qui sont des quartiers et ceux qui ne sont pas du quartier. Il ne semble pas y avoir de touristes. L’époque ne s’y prête pas, et d’ailleurs le quartier n’est pas spécialement touristique. Quelles sont les curiosités du quartier ? L’hôtel de Salomon Bernard ? L’église Saint-Thomas-d’Aquin ? Le n°5 de la rue Sébastien-Bottin ?
Du temps passe. Boire son demi. Attendre.
Noter que les arbres sont loin (là-bas, sur le boulevard Saint-Germain et sur le boulevard Raspail), qu’il n’y a pas de cinéma, ni de théâtres, qu’on ne voit aucun chantier visible, que la plupart des maisons semblent avoir obéi aux prescriptions de ravalement.
Un chien, d’une espèce rare (lévrier afghan ? sloughi ?).
Une land-rover que l’on dirait équipée pour traverser le Sahara (malgré soi, on ne note que l’insolite, le particulier, le misérablement exceptionnel : c’est le contraire qu’il faudrait faire).
Continuer
Jusqu’à ce que le lieu devienne improbable
jusqu’à ressentir, pendant un très bref instant, l’impression d’être dans une ville étrangère, ou, mieux encore, jusqu’à ne plus comprendre ce qui se passe ou ce qui ne se passe pas, que le lieu tout entier devienne étranger, que l’on ne sache même plus que ça s’appelle une ville, une rue, des immeubles, des trottoirs…
Faire pleuvoir des pluies diluviennes, tout casser, faire pousser de l’herbe, remplacer les gens par des vaches, voir apparaître, au croisement de la rue du Bac et du boulevard Saint-Fermain, dépassant de vent mètres les toits des immeubles, King-Kong, ou la souris fortifiée de Tex Avery !
Ou bien encore : s’efforcer de se représenter, avec le plus de précision possible, sous le réseau des rues, l’enchevêtrement des égouts, le passage des lignes de métro, la prolifération invisible et souterraine des conduits (électricité, gaz, lignes téléphoniques, conduites d’eau, réseau des pneumatiques) sans laquelle nulle vie ne serait possible à la surface.
En dessous, juste en dessous, ressusciter l’éocène : le calcaire à meulières, les marnes et les caillasses, le gypse, le calcaire lacustre de Saint-Ouen, les sables de Beauchamp, le calcaire grossier, les sables et les lignites du Soissonnais, l’argile plastique, la craie.
Camille Pissarro, Rue Saint-Lazare, temps lumineux