« La Plâtrière » de Thomas Bernhard [extrait] – la folie intellectuelle

« Vous le savez, j’écris un traité dont je vous ai souvent parlé. C’est toujours ce traité qui m’absorbe », aurait-il dit, « une folie, vous savez, une folie à laquelle toute ma vie est suspendue, vous savez, – a-t-il dit, d’après Wieser – la folie intellectuelle a ceci de particulier qu’on y accroche sa vie, il faut se consumer pour elle à l’exclusion du reste. Quelque chose sur l’ouïe », aurait dit Konrad à l’architecte – et l’architecte le confirme. « Car, vous savez, aurait dit Konrad à l’architecte, on a déjà beaucoup écrit sur le cerveau, mais presque rien sur l’ouïe, en tout cas rien de valable ». « Il s’occupait de l’ouïe depuis déjà une vingtaine d’années », aurait dit Konrad à l’architecte. « D’abord, je me suis épuisé lentement, peu à peu avec une intensité grandissante, dans mes tentatives, puis j’ai fait un résumé, puis encore un, là-dessus encore un résumé, et ainsi de suite, aurait dit Konrad à l’architecte ; puis j’ai recommencé mes tentatives, j’ai encore complété et refait un résumé, encore un résumé, encore un résumé, et ainsi de suite. J’ai toujours expérimenté, une série d’expériences succédant à une autre (aurait dit Konrad à l’architecte, d’après ce que dit Wieser). Tout s’est toujours effondré pour moi quand j’étais au summum de la concentration, tout s’est de nouveau effondré pour moi. » « Mais maintenant, il avait en tête, lui Konrad, son traité sur l’Ouïe tout achevé, tous les détails rendus à la fois, le matériau le plus énorme que vous puissiez imaginer » (aurait-il dit à l’architecte), tout cela se rapportant à l’ouïe. « Au summum, tout s’effondre à nouveau pour moi », aurait répété Konrad. « On pense : tout de suite et à l’instant même, voilà que tout s’écroule ; mais quand on a tout accumulé si longtemps dans sa tête, pendant tant d’années, si complètement, il ne s’agit plus, – du moins, on est fondé à le croire – que d’attendre l’instant propice pour jeter sur le papier tout ce qu’on a parachevé dans sa tête. » A Fro aussi, à ma connaissance. « D’ailleurs, aurait-il dit à l’architecte, l’instant vient tous les jours. Il n’est pas de jour sans cet instant où je crois pouvoir commencer, achever mon Essai » ; mais toujours (aurait-il dit à l’architecte) à peine assis à son bureau, on le dérangeait, et je le répète, c’était tantôt le boulanger, tantôt le ramoneur, tantôt Wieser, tantôt Fro, tantôt lui l’architecte, tantôt Höller, tantôt sa femme, tantôt l’inspecteur forestier, tantôt le bruit, ainsi de suite. Comment ne pas descendre quand quelqu’un frappe à la porte de la Plâtrière ? Comment ne pas ouvrir, ou ignorer les coups de marteau ? Il ne pouvait, aurait-il dit à l’architecte, laisser quelqu’un tambouriner interminablement à la porte sans descendre, sans ouvrir, ne serait-ce que parce que ce bruit, au bout de fort peu de temps, le rendait fou. « Les gens (aurait dit Konrad à l’architecte, selon Wieser) ne cessent de frapper à la porte : tout en sachant qu’ils me dérangent. Ils m’arrêtent dans mon travail, ils détruisent dans tous les cas mon Essai, ils détruisent tout pour moi. » Alors seulement, lorsqu’il était levé, avait quitté son travail pour descendre ouvrir, les gens s’arrêtaient de frapper. « Et c’est toujours pour les choses les plus absurdes qu’on me dérange en plein travail, aurait dit Konrad, ce sont les choses les plus absurdes qui démolissent mon Essai. »

 

(Traduit de l’Allemand par Louise Servicen)

 

Kalkwerk, Krystian Lupa

 

Related Posts