« La Vie de Galilée » de Brecht [extrait] – « Rentre chez toi, sur-le-champ. »

  1. Sans se laisser intimider même par la peste, Galilée poursuit ses recherches

a.

Tôt le matin. Galilée penché sur ses relevés, près de la lunette. Virginia entre avec un sac de voyage. 

Galilée. – Virginia ! Est-il arrivé quelque chose ?

Virginia. – Le couvent a fermé, nous avons dû immédiatement rentrer chez nous. Il y a cinq cas de peste à Arcetri.

Galilée appelle. – Sarti !

Virginia. – Ici aussi la ruelle du marché est barrée, depuis cette nuit déjà. Il y aurait deux morts dans la vieille ville, et trois autres pestiférés sont mourants à l’hôpital.

Galilée. – Une fois de plus, ils ont tout tenu secret jusqu’au dernier moment.

Madame Sarti entre. – Que fais-tu là ?

Virginia. – La peste.

Madame Sarti. – Mon Dieu ! Il faut plier bagages.

Elle s’assied.

Galilée. – N’emportez rien. Emmenez Virginia et Andrea ! Je vais chercher les relevés de mes observations.

Il revient rapidement à sa table et rassemble à la hâte ses papiers. Madame Sarti met un manteau à Andrea qui est accouru et va chercher quelques draps et des vivres. Entre un laquais du grand-duc.

Le Laquais. – En raison de la maladie qui sévit, Son Altesse a quitté la ville en direction de Bologne. Elle a cependant insisté pour que soit donnée à monsieur Galilée la possibilité de se mettre également en sûreté. La voiture sera devant la porte dans deux minutes.

Madame Sarti, à Virginia et Andrea. – Vous, allez-y tout de suite. Tenez, prenez ça.

Andrea. – Mais pourquoi ? Si tu ne me dis pas pourquoi, je n’y vais pas.

Madame Sarti. – C’est la peste, mon enfant.

Virginia. – Nous attendons mon père.

Madame Sarti. – Monsieur Galilée, êtes-vous prêt ?

Galilée, enveloppant la lunette dans la nappe. – Faites asseoir Virginia et Andrea dans la voiture. J’arrive tout de suite.

Virginia. – Non, nous ne partons pas sans toi. Tu n’en finiras jamais si tu commences à ranger tes livres.

Madame Sarti. – La voiture est là.

Galilée. – Sois raisonnable Virginia, si vous n’allez pas vous y asseoir, le cocher partira. La peste, ce n’est pas rien.

Virginia, protestant, alors que madame Sarti les entraîne au dehors, elle et Andrea. – Aidez-le avec les livres, ou il ne viendra pas.

Madame Sarti l’appelle depuis la porte d’entrée. – Monsieur Galilée ! Le cocher refuse d’attendre.

Galilée. – Madame Sarti, je ne crois pas qu’il soit bon que je parte. Tout est là, en désordre, vous savez, trois mois d’observations, des notes bonnes à jeter si je n’y consacre pas encore une nuit ou deux. Et puis cette épidémie est partout.

Madame Sarti. – Monsieur Galilée ! Viens avec nous, immédiatement ! Tu es fou.

Galilée. – Partez avec Virginia et Andrea. Je vous rejoindrai.

Madame Sarti. – Dans une heure, personne ne pourra plus partir d’ici. Viens ! Elle tend l’oreille. Il part ! Il faut que je l’en empêche. Elle sort.

Galilée arpente la pièce. Madame Sarti revient, très pâle, sans son baluchon.

Galilée. – Que faites-vous plantée là ? La voiture avec les enfants finira par s’en aller sans vous.

Madame Sarti. – Ils sont partis. Ils ont dû retenir Virginia de force. A Bologne, on s’occupera des enfants. Mais ici, qui vous aurait servi votre repas ?

Galilée. – Tu es folle. Rester dans cette ville pour cause de cuisine !… Il saisit ses notes. Ne pensez pas de moi, madame Sarti, que je suis fou. Je ne peux pas abandonner mes observations. J’ai des ennemis puissants et je dois amasser des preuves pour soutenir certaines affirmations.

Madame Sarti. – Vous n’avez pas à vous excuser. Mais raisonnable, vous ne l’êtes pas.

 

b.

Devant la maison de Galilée à Florence. Galilée en sort et jette un regard vers le bas de la rue. Passent deux religieuses.

Galilée les interpelle. – Pouvez-vous me dire, mes sœurs, où je pourrais acheter du lait ? ce matin, la laitière n’est pas venue, et ma gouvernante est partie.

L’une des religieuses. – Les boutiques ne sont plus ouvertes que dans la ville basse.

L’autre religieuse. – Etes-vous sorti d’ici ? Galilée fait signe que oui. C’est la ruelle en question.

Les deux religieuses se signent, murmurent l’Ave Maria et s’enfuient. Un homme passe.

Galilée l’interpelle. – N’êtes-vous pas le boulanger qui nous apporte le pain blanc ? L’homme fait signe que oui. Avez-vous vu ma gouvernante ? Elle a dû s’en aller, hier soir sans doute. Ce matin, elle n’était plus là.

L’homme secoue la tête. Une fenêtre s’ouvre en face et une femme s’y penche.

La femme, criant. – Fuyez ! Chez ceux d’en face, il y a la peste ! L’homme affolé s’enfuit.

Galilée. – Savez-vous quelque chose au sujet de ma gouvernante ?

La femme. – Votre gouvernante s’est effondrée dans le haut de la rue. Elle savait ce qu’il en était. C’est pour ça qu’elle est partie. Quel égoïsme ! Elle claque la fenêtre.

Des enfants descendent la rue. Ils aperçoivent Galilée et se sauvent en criant. Galilée se retourne et deux soldats surgissent alors, bardés de fer.

Les soldats. – Rentre chez toi, sur-le-champ. Avec leurs longues piques, ils repoussent Galilée dans sa maison et barricadent sa porte.

Galilée à la fenêtre. – Pouvez-vous me dire ce qu’on a fait de cette femme ?

Les soldats. – On les porte à la fosse commune.

La femme réapparaît à la fenêtre. – Toute la rue, là-derrière, est infectée. Pourquoi ne la condamnez-vous pas ?

Les soldats tendent une corde en travers de la rue.

La femme. – Mais si vous faites ça, plus personne ne pourra venir par chez nous ! A quoi bon condamner notre rue ! Tout est sain par ici. Arrêtez ! Arrêtez ! Ecoutez donc un peu ! Mon mari est en ville, il ne va plus pouvoir rentrer chez nous ! Monstres ! Monstres !

On entend venant de l’intérieur des sanglots et des cris. Les soldats s’éloignent. A une autre fenêtre apparaît une vieille femme.

Galilée. – Il doit y avoir un incendie là-bas.

La vieille femme. – Ils n’éteignent plus le feu quand la peste menace. Chacun ne pense plus qu’à la peste.

Galilée. – Comme cela leur ressemble. C’est là tout leur système de gouvernement. Ils nous coupent des autres comme la branche malade d’un figuier qui ne peut plus donner de fruits.

La vieille femme. – Vous n’avez pas le droit de dire ça. Ils sont simplement démunis.

Galilée. – Etes-vous seule chez vous ?

La vieille femme. Oui. Mais mon fils m’a fait parvenir un mot. Dieu soit loué, dès hier soir il l’a su, que quelqu’un était mort là-derrière, et il n’est plus rentré chez nous. Il y a eu cette nuit onze cas de peste dans le quartier.

Galilée. – Je m’en veux de ne pas avoir renvoyé ma gouvernante à temps. Moi, j’avais un travail urgent, mais elle, n’avais aucune raison de rester.

La vieille femme. – Mais nous ne pouvons pas partir. Qui nous accueillerait ? Vous n’avez pas à vous faire de reproches. Je l’ai vue. Elle est partie ce matin vers sept heures. Elle avait la maladie car, quand elle m’a vu prendre les pains sur les pas de ma porte, elle a fait un détour pour m’éviter. Sans doute qu’elle ne voulait pas que votre maison soit condamnée. Mais ils finissent par tout savoir.

On entend un bruit de crécelles.

Galilée. – Qu’est-ce que c’est ?

La vieille femme. – Avec ce vacarme, ils essayent de chasser les nuages porteurs de miasmes de la peste.

Galilée rit aux éclats.

La vieille femme. – Et vous pouvez rire encore ?

Un homme descend la rue et la trouve barrée.

Galilée. – Holà, vous ! Ici tout est condamné, et il n’y a rien à manger dans la maison.

L’homme a déjà filé.

Galilée. – Mais vous ne pouvez tout de même pas nous laisser mourir de faim ! Holà ! Holà !

La vieille femme. – Peut-être qu’ils vont apporter quelque chose. Autrement je pourrai, mais cette nuit seulement, déposer une cruche de lait devant votre porte, si cela ne vous fait pas peur.

Galilée. – Holà ! Holà ! On doit pourtant nous entendre.

Soudain Andrea se tient devant la corde. Il a le visage noyé de larmes.

Galilée. – Andrea ! Comment es-tu arrivé jusque-là ?

Andrea. – J’étais là tôt ce matin déjà. J’ai frappé, mais vous ne m’avez pas ouvert. Les gens m’ont dit que…

Galilée. – Tu n’es dont pas parti ?

Andrea. Si. Mais j’ai pu sauter en chemin. Virginia a poursuivi sa route. Je ne peux pas entrer ?

La vieille femme. – Non, c’est impossible. Tu dois te rendre aux Ursulines. Ta mère y est peut-être.

Andrea. – J’y suis allé. Mais on ne m’a pas laissé la voir. Elle est si malade.

Galilée. – Es-tu venu à pied de si loin ? cela fait bien trois jours que tu es parti.

Andrea. – Il m’a fallu tout ce temps, ne soyez pas fâché. Une fois ils m’ont attrapé.

Galilée, désemparé. – Ne pleure plus maintenant. Vois-tu, j’ai découvert toute sorte de chose entre-temps. Tu veux que je te raconte ? Andrea acquiesce en sanglotant. Fais bien attention ou tu ne comprendras pas. Te souviens-tu que je t’ai montré la planète Vénus ? Ne te laisse pas distraire par ce bruit, ce n’est rien. T’en souviens-tu ? Sais-tu ce que j’ai vu ? Elle est comme la lune. Je l’ai vue sous la forme d’une demi-lune et je l’ai vue sous la forme d’un croissant. Qu’en dis-tu ? Je peux tout te montrer avec une petite boule et une source de lumière. Cela prouve que cette planète-là non plus n’a pas de lumière propre. Et elle tourne autour du soleil, décrivant un simple cercle ; n’est-ce pas merveilleux ?

Andrea, sanglotant. – Certainement et ça, c’est un fait.

Galilée, doucement. – Je ne l’ai pas retenue.

Andrea ne souffle mot.

Galilée. – Mais naturellement, si je n’étais pas resté, ça ne serait pas arrivé.

Andrea. – Maintenant ils seront forcés de vous croire ?

Galilée. – J’ai réuni toutes les preuves à présent. Tu sais, quand tout sera fini ici, j’irai à Rome et je leur montrerai.

Deux hommes masqués descendent la rue avec de longues perches et des baquets. Du bout de leurs perches ils font parvenir du pain aux fenêtres de Galilée et de la vieille.

La vieille femme. – Et là en face, il y a une femme avec trois enfants. Laissez-leur quelque chose.

Galilée. – Je n’ai rien à boire. Il n’y a pas d’eau dans la maison. Les deux hommes haussent les épaules. Viendrez-vous demain ?

L’un des hommes, d’une voix étouffée car sa bouche est masquée d’un tissu. – Qui sait aujourd’hui ce que demain sera ?

Galilée. – Pourriez-vous, quand vous viendrez, me faire passer un petit livre dont j’ai besoin pour mon travail ?

L’homme rit sourdement. – Comme si un livre avait de l’importance maintenant. Sois content d’avoir du pain.

Galilée. – Mais le jeune garçon qui est là, mon élève, vous le remettra pour moi. C’est la carte avec la révolution de Mercure, Andrea, je l’ai égarée. Veux-tu bien te la procurer à l’école ? Les hommes sont déjà repartis.

Andrea. – Certainement. Je vais la chercher, monsieur Galilée.

Il sort.

Galilée se retire également. De la maison d’en face sort la vieille femme qui dépose une cruche devant la porte de Galilée.

 

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