Dans le cadre du Festival d’Automne, Philippe Quesne est invité avec sa dernière création, Le Paradoxe de John. Le titre s’impose d’emblée comme une référence à l’un des premiers spectacles de l’artiste, qui s’est constitué en tube théâtral à force de reprises et de tournées : L’Effet de Serge. Cet effet miroir n’est là que le premier indice de la place accordée au souvenir de ce spectacle passé, souvenir qui hante Le Paradoxe de John et cultive une profonde nostalgie qui entretient la comparaison et retarde le moment d’envisager cette nouvelle création pour elle-même.
Le public découvre dès son entrée en salle un espace composite mais qui paraît familier. Entre des murs blancs, se trouvent en vrac un établi sur tréteaux, des escabeaux, des chaises, des bombonnes jaunes, un micro sur pied, et au fond, une ouverture qui laisse entrevoir un dégagement avec d’autres tables jonchées de matériel divers. C’est de cet espace second qu’arriveront les personnages, guidés par Madame Laugier, qu’on entend avant de voir, alors qu’elle entreprend de faire visiter le lieu à trois énergumènes en décrivant de manière très précise tout ce qui se trouve sur le plateau, qu’elle présente comme une galerie avec un atelier attenant.
Leurs santiags, leurs cheveux longs et cette irruption dans un espace muséal renvoie à Caspar Western Friedrich, précédent spectacle dans lequel des cowboys s’attelaient à ouvrir un musée consacré au Voyageur contemplant une mer de nuages. Mais c’est un autre de ses spectacles que Quesne convoque par la voix de la maîtresse des lieux, qui explique que cet endroit lui est cher car il était avant l’appartement de Serge, qui proposait chaque dimanche soir de petites performances à ses amis. Et Madame Laugier se met alors à raconter très précisément la scénographie de ce spectacle et ses moments les plus saillants. Cette évocation produit l’effet d’une berceuse, on se souvient avec plaisir de ce spectacle que les artistes invités à qui s’adresse ce discours ne paraissent pas avoir vu. Plaisir aussitôt teinté de nostalgie quand le personnage indique que Serge, l’irremplaçable Gaëtan Vourc’h, manque à l’appel, car il est « parti vers de nouveaux horizons ». De fait, après des années avec Quesne, l’acteur s’essaie à de nouveaux gestes artistiques. Il jouait par exemple dans Maître obscur de Kurô Tanino l’an passé, spectacle dont l’étrangeté… le ramenait encore au rôle de Serge.
Ce sentiment de nostalgie est en partie dissipé par la présence de Céleste Brunnquell sur scène, actrice à la présence extraordinaire à l’écran, qui s’essaie au théâtre pour la deuxième fois cette année. Sa démarche et sa voix aiguë sont aussitôt reconnues malgré la perruque qui lui masque une partie du visage, dès ses premières réactions à la visite guidée de Madame Laugier. Avec ses comparses, elle campe une bande de personnages indéfinissables dont Quesne à le secret, très ouverts aux perspectives qu’ouvre Madame Laugier et prompts à exprimer leur assentiment. Avec une littéralité et une précision comiques, Madame Laugier leur signale la peinture, les chaises, le micro ou l’hélium comme autant de possibles pour des performances à venir, qui pourraient – qui sait – donner lieu à un vernissage, voire à une biennale. La visite s’achève avec une œuvre restée en place, La Spectatrice émancipée, chaise pliante suspendue à un crochet que les nouveaux-venus s’empressent d’apprécier en hochant la tête et en échangeant des remarques d’approbation discrètes.
Tout paraît en place, non pas pour un show spectaculaire mais pour une expérience de partage inédite, pour les personnages et pour nous. L’alchimie que maîtrise Quesne ne prend cependant pas tout à fait ce coup-là. Et on se demande pourquoi, tandis que les artistes de fortune se mettent à manipuler bâches, fumée, sculptures de polystyrène ou boules à facettes, pour proposer des performances très peu spectaculaires – à l’exception d’une éruption de mousse qui décroche un « woaw ! » de l’ensemble de la salle, qui a bien vite accepté de ne rien attendre d’extraordinaire sur cette scène, qui s’attache plutôt à la contemplation de ces êtres si soucieux d’art mais si peu soucieux des instances qui les légitiment, le public, les institutions et la critique. Serait-ce cela, le paradoxe de John ? Faire de l’art avec tout le sérieux que cela requiert – un sérieux qui congédie toute forme de mépris, de discrédit – mais sans aucune aspiration ? Pour la beauté du geste ? Qui plus est un geste éphémère car l’aboutissement d’une performance peut devenir le point de départ d’une autre qui anéantit la première ?

Devant ces gestes dérisoires, on se demande pourquoi l’émotion et la réflexion ne sont pas aussi intensément mobilisées que dans L’Effet de Serge ou Le Jardin des délices. Est-ce lié à la disparition de l’élément naturel ? Le jardin de Serge a été remplacé par un atelier indique Madame Laugier, mais elle assure qu’il s’étend au-delà du mur du fond – inaccessible. Est-ce lié à la place accordée aux textes de Laura Vasquez, qui défilent sur des panneaux lumineux posés à la verticale, que nous sommes invités à lire quand cela nous chante ? Quand l’ennui point, de fait, c’est sur les mots colorés que notre regard se reporte, mots épars qui produisent une impression d’incongru comparable au reste. Est-ce lié à la très grande place octroyée au langage dans ce spectacle ? Isabelle Angotti, mémorable dans La Mélancolie des dragons, livre quantité d’explications au début du spectacle. Ce faisant, elle surligne le caractère absurde de la situation, de ces artistes qui s’adonnent sans contraintes à des performances un peu ridicules, sans ambition autre que d’essayer, de proposer et de passer à autre chose, qui se congratulent régulièrement et ne s’étonnent pas de voir danser et grogner une série de monts inanimés.
Par rapport à l’afflux de langage premier, reconduit par un passage narratif pris en charge par Céleste Brunquell qui a entre temps changé de costume et ainsi suggéré une ellipse temporelle, ce qui touche à l’inverse, ce sont toutes les modalités de parole que le spectacle sonde. Il y a sur cette scène trouble dans le langage. Un des artistes de la bande paraît au départ étranger, tantôt italien tantôt allemand, mais il se révèle à d’autres moments tout à fait capable de parler français. Olga, interprétée avec gravité par Veronika Vasilyeva-Rije, passe à l’inverse du français à une autre langue (le russe ?) sans que ses partenaires soient du tout perturbés de ce changement – soit qu’ils comprennent parfaitement cette langue, soit qu’il leur paraisse totalement accessoire de la comprendre.
Fascinent de manière encore plus continue ces paroles à peine dites, murmurées, ravalées aussitôt que prononcées, peut-être même simplement pensées mais qui nous parviennent, qu’on perçoit avec une acuité extrême – celles qu’on prononce quand on s’extasie face à une œuvre d’art dans le silence d’un musée, quand on se glisse des mots discrets de félicitations dans des situations publiques, quand on suggère l’incompréhension ou l’étonnement avec une certaine prudence. Dans ce langage à peine articulé se retrouve une puissance et une étrangeté qu’avaient congédiées les explications premières, une exploration d’émotions contenues et une hypersensibilité qui redonne un peu sens à toutes ces entreprises.
Plus encore que de questionner notre regard sur l’art, sur les gestes qui donnent naissance à une œuvre par rapport à ceux condamnés à n’être que vains et risibles, sur les émotions que peut ou non procurer telle ou telle performance, ce spectacle s’efforce peut-être de nous interroger sur nos relations humaines. Avec ces êtres qui ont définitivement dissocié l’art des instances qui le consacrent et qui l’ont placé au cœur de leur vie et de leurs interactions, Quesne semble nous inviter à envisager l’art comme un moyen d’épanouir notre créativité, mais aussi, surtout, un moyen d’être ensemble. L’art sans validation comme thérapie pour temps troublés, alors qu’il paraît aujourd’hui parfois si difficile d’entrer en dialogue, à pratiquer en famille, entre amis et entre inconnus, pour développer notre sensibilité, notre capacité d’émerveillement et nos facultés critiques de manière collective.
F.
Pour en savoir plus sur Le Paradoxe de John, rendez-vous sur le site du Théâtre de la Bastille.





