« El Efecto de Sergio » de Philippe Quesne au Teatro Mella – spectacularité du dérisoire

Après avoir tourné pendant dix ans dans près de 35 pays, L’Effet de Serge de Philippe Quesne est arrivé jusqu’à Cuba, dans le cadre du Festival International de Théâtre de La Havane qui a réuni quantité de spectacles cubains et étrangers pendant neuf jours intenses. Comme ailleurs, le spectacle a rencontré la faveur du public en invoquant une sensibilité universelle, un mélange d’humour et de mélancolie autour d’un personnage atypique qui tous les dimanche invite des amis chez lui, pour des spectacles de 2 ou 3 minutes. Néanmoins, le succès rencontré par l’œuvre ne tient pas qu’à ses qualités. Il est aussi le fruit des relations bien particulières que l’artiste s’efforce de mettre en place dans chaque ville où il passe.

Quesne a pu dire que ses spectacles accouchent les uns des autres. L’image n’est pas qu’une figure de rhétorique ; elle se concrétise sur scène par l’arrivée de l’acteur, Gaëtan Vourc’h, dans une tenue de cosmonaute qu’il portait dans le spectacle précédant L’Effet de Serge, D’après nature. La référence n’est pas destinée qu’aux initiés, car le comédien l’indique lui-même, avant d’annoncer qu’il va maintenant jouer le rôle de Serge, dans ce nouveau spectacle-ci. Au départ, il paraît ainsi arriver sur une autre planète derrière une baie vitrée, qui, quoiqu’au départ opaque, révèle grâce à un éclairage différent une végétation luxuriante, comme si l’appartement de Serge se trouvait au milieu de la jungle, dans un endroit indéfinissable. Puis il entre dans l’espace qui structure la scénographie par la porte vitrée, et se met à décrire le lieu, redoublant par ses mots l’activité semi-consciente du spectateur. Il désigne le sol, la table de ping-pong jonchée d’éléments en tous genres, relève dans une pile de livre un texte de Beckett – dont le patronage s’impose de fait d’emblée comme une évidence –, la porte qui mène hors scène à la cuisine, à la chambre, à un couloir, etc. Sa présentation évoque les codes du documentaire animalier quand il se met à démontrer que dans cet espace, il peut s’asseoir sur une chaise, s’allonger sur le sol, s’installer sous la moquette ou ramper au-dessous comme un insecte ou un animal – un avatar de taupe peut-être, comme dans le dernier spectacle de Quesne, La Nuit des taupes. Cette description dérisoire place aussitôt dans le champ du non-spectaculaire, du redondant presque. Les phrases de Serge sont extrêmement simples, ne prétendent à aucun effet, et ce qu’elles désignent n’a rien pour attirer la curiosité. Néanmoins, par un retournement inexpliquable, il – et Philippe Quesne derrière lui – réussit à faire spectacle de cette banalité, à amuser, solliciter, intriguer, avec trois fois rien.

Plus encore que le lieu, avec cette exploration de l’espace, c’est Serge que l’on découvre. Il est un être hors du commun, un weirdo qui prend goût à se mettre en scène devant un public imaginaire, dans son propre habitacle. Cet animal indéfinissable, cette sorte de Géo Trouvetou probablement bon client de la Foir’Fouille, aime les gadgets, commande régulièrement des pizzas, et surtout rythme ses semaines en préparant des spectacles de quelques minutes pour ses amis, tous les dimanches à 18 heures. Le rituel est précis : ils se présentent devant sa porte vitrée, Serge les accueille, leur sert à boire, avant de les installer pour leur présenter de petites mises en scène, des sons et lumières parfois mêlés de micro-expériences techniques, qui toujours invoquent le support de la musique, de Haendel à Wagner et John Cage. Les amis de Serge paraissent tout aussi étranges que lui, qui reviennent chaque dimanche pour moins de dix minutes, alors qu’ils paraissent moins déchaînés que curieux de ses spectacles, dont ils soulignent chaque fois l’originalité et le mécanisme, plutôt que de s’aventurer à formuler de véritables critères d’appréciation. Le rituel surprend d’autant plus qu’il n’est pas vraiment un prétexte pour sociabiliser, car quand il a terminé, Serge encourage ses invités à finir leur boisson et à partir – tout en leur proposant de revenir le dimanche suivant pour un nouveau spectacle. Même quand on entrevoit une possible histoire d’amour, qu’une de ses invitées reste un peu plus longtemps que les autres, soit parce qu’elle l’apprécie soit parce qu’elle mange très lentement sa pizza, Serge n’est pas vraiment troublé et finit par la congédier comme les autres. Il est de ces êtres qui ne survivent au quotidien que grâce aux habitudes qu’ils ont mises en place, pour lesquels de nouveaux rapports que ceux qui existent sont de l’ordre de l’inconcevable.

Quesne nous immerge ainsi dans un monde d’une banalité redoutable, mais mêlée d’étrange. On pense au concept de Freud, d’inquiétante étrangeté ou d’étrange familiarité, l’unheimlich, en particulier quand aux déplacements d’un carton télécommandé se superposent les aboiements d’un chien qui, sur un mode pas tout à fait conscient, associent le carton télécommandé à un animal de compagnie. Néanmoins, cette étrangeté n’est pas toujours de mise, et Quesne nous rend si attentifs au petits riens qu’il est capable de nous faire observer avec le soin qu’on accorderait à un chef d’œuvre de Vinci un homme qui regarde la télé en mangeant de la pizza, ou qui pratique son service de ping-pong. De cette façon, le metteur en scène nous invite à rendre de l’importance aux petits artistes qui embellissent le quotidien, à ces poètes et prestidigitateurs en manque de public.

La simplicité des spectacles de Serge finit par rejaillir sur le grand spectacle lui-même, mis à nu dans ses ressorts. Dès le départ, toute forme d’illusion est brisée avec l’entrée en scène du comédien qui annonce qu’il va passer d’un rôle à l’autre en passant d’un spectacle à l’autre, et ensuite lorsqu’il indique à plusieurs reprises que le temps passe, qu’arrive un autre dimanche, et qu’il précise qu’il change de vêtements pour signaler ce passage du temps. Un jeu continuel entre fiction et réalité est ainsi mis en place, redoublé par la présence des invités, dont on pressent qu’ils ne sont pas acteurs, mais qui rejoignent par leur non-jeu le non-jeu de Gaëtan Vourc’h, qui le retrouvent sur le terrain de la non-théâtralité devenue spectacle elle-même. De cette mise en scène du quotidien, du naturel dans ce que le terme implique de non-intriguant, se dégage une beauté, qui touche. La solitude que met en jeu l’artiste – celle qui est condamnée par notre société qui fait de la sociabilité un critère de réussite en passant sous silence tout ce qu’elle coûte et toutes les douleurs qu’elle peut provoquer – n’est pas si tragique dans ce monde de profondes acceptation et bienveillance.

Parce que des gens remarquables par leur caractère lambda sont ainsi invités sur scène, un puissant mécanisme d’identification se met en jeu, qui fait de chaque spectateur un invité de Serge. La musique joue également un rôle central dans cette relation à la salle, largement invoquée par Serge dans ses spectacles, mais même au-delà. Elle apparaît comme un langage commun, un moyen de communication qui transcende les codes sociaux, autant qu’un ressort sensible, qui crée aussitôt des atmosphères. Mais son usage est manuel, elle ne vient pas colorer les scènes de l’extérieur. Elle est chaque fois choisie par Serge, dont les goûts sont éclectiques, et qui n’hésite pas à interrompre les morceaux, les remettre au début – les manipuler comme des objets en somme, les bricoler comme ses machines ou ses câbles. Comme le carton télécommandé, la musique apparaît ainsi comme un personnage à part entière – et elle le sera encore dans le spectacle suivant de Quesne, cité à la fin selon cette même conception de la création comme un continuum, La Mélancolie des dragons.

Toutes les composantes du spectacle expliquent le succès qu’il rencontre à travers le temps et l’espace, mais il tient en grande partie au fait qu’il n’est pas indifférent aux pays qu’il visite. À Cuba par exemple, le spectacle a mobilisé en amont les étudiants en scénographies de l’ISA, l’Université des arts de La Havane, qui ont construit le décor, l’appartement de Serge – peut-être plus de bric et de broc que d’ordinaire, mais ainsi en profonde cohérence avec le personnage. En outre, le spectacle a recours à des invités locaux, ce qui importe dans l’esthétique de Quesne des éléments de la culture de destination – des codes vestimentaires, des expressions, des attitudes, même si le jeu des invités est plus que minimaliste (si cela a encore du sens de parler de jeu) – et implique que Gaëtan Vourc’h apprenne la langue du pays de destination – en l’occurrence l’espagnol, et même plus précisément le cubain : Serge remercie le serveur de pizza en disant « gracias mi vida », expression cubaine s’il en est. Enfin, à la suite d’une des représentations programmées à La Havane, un temps de dialogue avec le public a permis aux spectateurs très enthousiastes de multiplier les questions et les remarques, lors d’un échange qui a duré presque autant de temps que le spectacle lui-même. Ce n’était donc pas tant L’Effet de Serge qui était présenté, que El Efecto de Sergio, véritable version cubaine de l’œuvre.

Parce que le spectacle accepte toutes ces particularités, cette étrangeté de l’étranger, il devient avant tout moment de partage et de rencontre, bilatéral, qui fait bouger les lignes d’un système de circulation commercial, en plus de déplacer les cadres de perception et d’inviter à d’autres formes de spectacularité. À Cuba, Philippe Quesne a ainsi pu ouvrir de nouveaux horizons, révéler de nouveaux possibles en remettant à plat le geste même de créer, en ramenant à sa valeur intrinsèque indépendamment de tout critère d’appréciation, invitant tout un chacun à faire des spectacles, modestes ou grandiloquents, devant deux amis ou des salles entières, ou à se faire spectateur des œuvres les plus improbables.

 

F.

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