« À ne pas rater » de Nicolas Heredia à la Manufacture – leçon de modestie

La Manufacture a programmé un spectacle au titre racoleur, en particulier dans le contexte du Off du Festival d’Avignon où tractages et parades cherchent chaque fois à vous convaincre qu’il ne faut absolument pas rater ce spectacle extraordinaire ! Les photos d’À ne pas rater sont cependant sobres et le texte de présentation facétieux. La réclame paraît en décalage avec le titre, et ce pied de nez titille, intrigue, donne envie de prendre le risque. Fallait-il ne pas rater ce spectacle ? Sera-t-il de ceux dont on fera la promotion à chaque détour de conversation avignonnaise en disant : il faut absolument que tu le voies ! ? Pas sûr… et pourtant, on ne regrette pas de l’avoir vu, on s’en féliciterait presque.

La scène est blanche et vide, à l’exception d’une échelle. Des écrans d’affichage attirent le regard car des textes y défilent parfois, à une allure telle qu’on a l’impression d’en rater le début – mais on est là pour ça, on a été mis en garde. Deux régisseurs entrent et installent des tréteaux et des chaises. Ils auraient pu le faire avant notre arrivée, mais non, ils ont attendu que nous les regardions tous, aussi peu intéressantes leurs actions paraissent-elles. Entrent ensuite deux acteurs, Sophie Lequenne et Nicolas Heredia – ce dernier qui signe l’écriture, la scénographie et la mise en scène du spectacle. Leurs silhouettes et leurs costumes dans cet espace blanc convoquent le souvenir de Clôture de l’amour, de Stanislas Nordey et Audrey Bonnet en bleu et jaune. Forment-ils un couple ? Même à l’issue du spectacle, il sera difficile de répondre à cette question.

En attendant, ils s’asseyent, nous toisent et nous demandent ce qu’on fait là. Pourquoi on a choisi de venir voir ce spectacle plutôt qu’un autre ? Les répliques n’ont pas été adaptées pour le festival – c’est dommage –, mais la question trouve tout de même une pertinence particulière à Avignon, alors qu’il n’est question que de choisir tel ou tel spectacle au détriment d’un autre pour en faire entrer en maximum dans un planning serré. Pourquoi, à 15h30, avons-nous pris une navette pour aller jusqu’à la Patinoire ? Plutôt que de répondre à la question et de nous conforter dans notre choix, les deux acteurs nous mettent à l’épreuve.

Ils commencent par remettre en perspective la portion d’espace que nous occupons à nous tous à l’échelle de la Terre, évoquent d’autres endroits où l’on pourrait être, ou d’autres endroits que l’on pourrait simplement observer grâce à des webcams. De même, les trois panneaux suspendus au-dessus de la scène nous indiquent ce qui se passe ailleurs, suivant le modèle des bandeaux au bas des chaînes d’information, la charge dramatique en moins : ils indiquent la météo à tel endroit ou l’ouverture d’une discothèque à tel autre. Ces informations ajoutées aux réflexions amenées à tâtons par les deux acteurs entendent nous communiquer le vertige de tout ce que nous pourrions faire si nous n’étions pas ici. Elles viennent aiguillonner deux syndromes anxieux qui ont été diagnostiqués et nommés : le FoMO, Fear of Missing Out, et le FoBO, Fear of Better Options.

Le titre du spectacle aurait pu laisser croire que nous serions confrontés à une esthétique de la submersion, qui oblige à accepter de perdre, de ne pas tout voir ni tout comprendre. Celle qui se déploie progressivement – ou au contraire qui ne se déploie pas – est exactement inverse. Quand les acteurs ne proposent pas de quitter la salle, ils tissent des dialogues laconiques sur la vie d’ermite ou celle des aigles, ou s’interrogent sur ce que pourrait être le rêve d’une vie, l’action ultime d’une dernière heure de vie. L’enjeu est avant tout de passer le temps ensemble (et non du temps), ce que mettra en évidence une barre de progression similaire à celle qui se trouvent au bas des vidéos que l’on regarde.

Après avoir mis en place une relation de complicité avec le public en lui tendant ses attentes en miroir, les deux acteurs le laissent tomber. Leurs paroles et actions consistent dès lors à entretenir une tension subtile entre ennui et relance de son intérêt, grâce à l’annonce d’« événements spectaculaires » annoncés au terme d’un décompte de quelques minutes à quelques secondes – décompte qui redouble en même temps qu’il trouble la barre de progression. À la fin de chaque décompte, une légère explosion, une pluie de ballons colorés, un petit feu d’artifice. Les deux acteurs paraissent ainsi des cousins de Serge, dans le spectacle de Philippe Quesne, à ceci près qu’ils ne cherchent pas à divertir ou simplement réunir grâce à ces événements spectaculaires, mais simplement à entretenir notre attente.

Progressivement, le spectacle prend la forme d’une leçon de modestie. Non, les acteurs ne vont pas chercher à nous convaincre qu’on a bien fait de venir voir ce spectacle plutôt qu’un autre, qu’on est mieux avec eux qu’ailleurs. Oui, ils vont décevoir nos attentes de multiples manières, en annonçant sans cesse des événements spectaculaires qui le sont rarement voire qui ne surviennent pas, ou des micro-gestes qui rendent extrêmement attentif au jeu des acteurs alors qu’ils ne cherchent pas du tout à capter notre attention et à faire preuve de virtuosité. Le procédé mis en place oblige à accepter la déception mais aussi le hasard. Les acteurs qui ne se drapent même pas de l’étoffe de personnages qui suscitent la sympathie ou l’antipathie, ne mettent pas pour autant en colère. Ils prennent simplement le risque que certains somnolent ou s’endorment – ce qu’ils ne manqueront pas de commenter, en se demandant s’il vaut mieux s’abandonner au sommeil et prendre le risque de rater un bout du spectacle ou lutter pour ne rien rater.

Ce qui se cache derrière ce spectacle antispectaculaire malgré l’ampleur de moyens progressivement amenés sur scène par les deux régisseurs, c’est une réflexion sur le temps. Notre besoin de l’occuper, de combler l’attente ; notre besoin de se sentir à l’endroit le plus enviable possible ; notre besoin de profiter, rentabiliser, optimiser. En somme, notre façon de répondre aux injonctions du système capitaliste. À rebours de cette logique marchande, Nicolas Heredia nous oblige à prendre conscience de toutes les minutes qui s’écoulent, voire les secondes, et plus encore à laisser le temps vide. Il est à la fois très osé et très humble, d’aller au bout de cette démarche. Pas de spectacle ici, pas de jeu saisissant ou de texte mémorable. Simplement un travail de nos attentes et de nos désirs, une mise à l’épreuve qui peut-être nous purge en nous confrontant à notre être-là et notre néant. Le nuage de mélancolie qui passe sur le visage de Sophie Lequenne nous gagne un moment, on fait nous aussi la liste de ce que nous n’aurons jamais fait. Mais mieux vaut penser à ce que nous aurons effectivement fait, et au fait que nous aurons été là – et heureux seront les dix premiers à sortir !

F.

 

Pour en savoir plus sur « À ne pas rater », rendez-vous sur le site de la Manufacture.

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