Pour sa dernière création en tant que directeur du Théâtre de l’Odéon, Stéphane Braunschweig a décidé de revenir à La Mouette qu’il a montée pour la première fois il y a plus de vingt ans, lorsqu’il dirigeait le Théâtre National de Strasbourg. Le metteur en scène a voulu revenir à ce texte pour en proposer une lecture imprégnée des questions soulevées par notre présent, qui n’est pas le même qu’il y a vingt ans, démontrant, s’il était encore nécessaire, que les classiques sont même inépuisables à l’échelle de la vie d’un artiste. Malgré le contexte particulier que constitue son départ de l’Odéon, ce spectacle n’a rien de testamentaire. Bien au contraire, Braunschweig agrège à ses fidèles de longue date de nouvelles recrues dont il fait puissamment retentir les voix face à celles de leurs aînés pour souligner la pulsion de vie des personnages qu’elles incarnent, leurs espoirs presque indestructibles dans le monde pourtant apocalyptique qu’ils ont reçu en héritage, monde figuré par une scénographie magnifique.
Un acteur et une actrice arrivent de la salle et montent sur la scène, fermée par un rideau de fer de bois blanc, et se mettent à parler. Même dans la traduction d’André Markowicz et Françoise Morvan, ces premières répliques sont difficiles : il nous faut nous aussi monter quelques marches pour les rejoindre dans ce parler qui paraît daté, nous extraire de notre langage et de notre écoute quotidiens pour les entendre. Le déplacement paraît d’autant plus difficile que Tchekhov nous fait entrer dans sa pièce par le côté, par Macha, la fille des intendants du domaine, et Medvedenko, l’instituteur ami de la famille qui déplore son maigre traitement d’instituteur tout en cherchant à la séduire. Jules Sagot, qui interprète le personnage de Kostia, nous met en revanche de plain-pied avec la pièce dès son arrivée : là, le potentiel de jeu que contiennent les traductions de Markowicz et Morvan se manifeste, ainsi que la couleur contemporaine qu’ils parviennent à donner à la langue de Tchekhov sans la travestir.
Kostia s’agite et chasse les personnages secondaires pour mieux attendre Nina, qu’il aime et qui doit le rejoindre pour qu’ils offrent ensemble un spectacle de son cru à toutes les personnes réunies dans la maison de campagne : sa mère Arkadina et son amant Trigorine, son oncle Piotr, le médecin Dorn, le couple qui gère le domaine, et Macha et l’instituteur. Son attente se fait en compagnie de son oncle, incarné par Jean-Philippe Vidal, qui a vieilli de plusieurs dizaines d’années pour l’occasion, et dont la pesanteur souligne par contraste la fébrilité juvénile de Kostia. Arrive enfin Nina, qui s’échappe bien vite en coulisse avec son metteur en scène, suivie de près de tous les autres personnages venus jusqu’au lac situé à côté de la propriété pour découvrir ce spectacle. À leurs tour, ils attendent et finissent de dessiner les relations qui les unissent, et leur attente devient aussi la nôtre, car depuis le début, tous sont cantonnés au proscenium, acculés aux limites du plateau par le rideau de fer blanc et muet. Quelquefois, la porte qui troue ce rideau s’ouvre et laisse deviner un espace immense, mais celui-ci est gardé secret jusqu’à la dernière minute – jusqu’au début du spectacle de Kostia.
Lorsque le rideau se lève enfin, une vague de froid qui vient du vaste plateau atteint la salle et amplifie l’impression mêlée de beauté et de désolation que produit la découverte de la scénographie. De lac, il n’y a plus, il est totalement asséché, désigné en négatif par des monticules de sable, quelques herbes et le cadavre d’une barque qui a sans doute coulé il y a bien longtemps, mais que le retrait de l’eau a fait réapparaître. Le public de Kostia découvre en même temps que nous la scénographie et paraît ainsi porter un regard neuf sur ce lieu supposé jouxter la maison. L’artiste les prie de prendre place – par terre, éparpillés au milieu du décor – et d’écouter Nina. Sa pièce, dans cet espace, n’est plus une coquetterie de jeune homme qui veut renouveler les formes théâtrales de son époque par un symbolisme excessif et une abstraction vide de sens. Dans ce paysage qui évoque la crise climatique qui rythme notre présent de catastrophes, elle retentit comme une parabole apocalyptique qui annonce une nouvelle extinction de masse. Nina, qui déplore qu’il n’y ait pas dans cette œuvre de personnage vivant, d’action, annonce en effet que quantité d’espèces se sont éteintes et que la nature est désormais muette. Sa tirade généralement interprétée sur le mode de la dérision se trouve soudainement chargée d’une force prémonitoire, la même qui sous-tend les discours d’Astrov dans Oncle Vania, que Braunschweig a monté il y a quelques années en mettant l’accent sur ses prédictions.
Les critiques qu’Arkadina adresse à son fils prennent sens avec les partis-pris esthétiques de Kostia, qui fait s’envoler Nina dans une combinaison de survie blanche (qui rappelle l’incrustation de Voilà ce que jamais je ne te dirai de Vincent Macaigne dans Je suis un pays), la cerne de ronds de lumière rouge et enfume le plateau. « C’est décadent ! », s’exclame la mère, avec autant de mépris que les détracteurs de la cérémonie d’ouverture des JO au nom d’un patrimoine qu’ils fantasment avec la même force que les souvenirs de théâtre que ressasse Medvedenko. Le fossé est creusé entre les deux générations. Il y a d’un côté les boomers réactionnaires qui ont profité de tout et qui cherchent à jouir encore de leur succès, au premier rang desquels Arkadina, actrice de renom qui se débat pour maintenir sa gloire présente, prête à anéantir son fils pour ne pas se voir vieillir, et Trigorine, qui a perdu toute aura avec Denis Eyriey, qui n’est plus qu’un jouet entre les mains de Chloé Réjon, et qui, avec son petit carnet dans lequel il relève tout ce qui pourrait nourrir un art sans ambition, évoque les Marc Lévy ou Guillaume Musso dont les romans s’écrivent et se vendent avec une fluidité toute commerciale.
Cette requalification de l’artiste qui suscite l’admiration de Nina en auteur médiocre modifie profondément le rapport de force qui s’installe entre eux et ne fait pas douter un seul instant du parti à prendre. Face à lui, comme face à Arkadina, imbue d’elle-même, égoïste et dramatiquement avare, les jeunes, Kostia, Nina et Macha, expriment dans le champ de l’art et/ou celui de l’amour une ambition neuve et radicale, inspirée par un désir presque douloureux tant il est tenace. Entre ces deux camps, soulignés par l’invitation à de jeunes acteurs et actrices parmi les familiers de Stéphane Braunschweig, il y a l’oncle Piotr qui soutient la jeunesse car sa vie n’est qu’une somme de regrets, et le médecin Dorn, Sharif Andoura mordant, avant-gardiste sur les questions écologiques comme son collègue Astrov, mais aussi artistiques – et peut-être aussi sentimentales, car il prône un polyamour qui met Paulina à la torture, interprétée de manière très touchante par Lamya Regagui Muzio.
Après cette scène inaugurale, la scénographie choisie par Kostia pour son spectacle ne disparaît pas : exit les intérieurs bourgeois que l’on connaît trop bien qui racontent la vie des estivants, le décalage entre le quotidien des travailleurs et celui des artistes. Toutes les scènes se déroulent dans cet espace désolé qui brouille les coordonnées spatio-temporelles et ramène à chaque instant à notre actualité, alors que le monde dépeint par Tchekhov pourrait paraître si loin de nous. Si une réplique de Dorn ramène ensuite encore à la question écologique, celle-ci ne sous-tend pas l’ensemble de la dramaturgie, elle ne distord pas la pièce pour se retrouver de manière forcée au centre. Elle est une piste ouverte comme quantité d’autres, dans cette mise en scène qui conserve intacte toute la densité de ce texte. Braunschweig confie en revanche à la scénographie le soin de nous faire garder cette lecture écologique en tête, et donne ainsi une portée un peu différente au conflit intergénérationnel situé au cœur de la pièce, ainsi qu’à de nombreuses répliques.
Cet espace crée en outre des visions saisissantes, ou effrayantes, comme celle offerte au dernier acte par Jean-Philippe Vidal mourant dans la barque échouée, ou, avant cela, le surgissement d’un vol de mouettes qui s’approchent dangereusement du sol à mesure qu’on s’enfonce dans le drame. Car la mouette, ce n’est pas seulement Nina, profondément déchirante dans sa dernière apparition grâce à Ève Pereur, ni Kostia qui se tue. C’est l’ensemble de leur génération, mise en danger voir sacrifiée par celle qui précède, par ennui ou inconscience. Si la tonalité est grave, la pièce de Tchekhov ne plonge cependant pas dans la dépression teintée d’éco-anxiété de Macha, et le metteur en scène de Jours de joie fait retentir la vocation invincible de Nina, la détermination de la même Macha prête à tout pour s’extraire du cœur l’amour de Kostia, « jusqu’à la racine », le courage de Paulina qui ne peut renoncer à aimer Dorn même s’il est incapable de se résoudre à n’aimer qu’elle.
Il pourrait y avoir quelque chose d’ironique dans le fait que le débat sur les formes qui oppose Kostia et Arkadina soit amené sur scène par un artiste qui défend depuis des années la mise en scène des classiques, à contre-courant de toutes les modes et de toutes les tendances. Mais s’il est de la génération des Arkadina et des Trigorine, Braunschweig n’adopte par la posture de celui qui condamne sévèrement les tentatives des jeunes artistes qui viennent après lui en déplorant la marche du monde. Sans non plus embrasser le parti de Kostia comme s’il était le sien, il se met à l’écoute de cette jeunesse, de ses questions, ses inquiétudes et ses espoirs, et il lui donne tout le soutien possible dans le monde effondré qui leur a été légué, dont il prend pleinement acte.
F.
Pour en savoir plus sur « La Mouette », rendez-vous sur le site du Théâtre de l’Odéon.