Le Théâtre du Rond-Point inaugure sa saison avec la reprise d’une trilogie de Marine Otero, composée de Fuck Me, Love Me et Kill Me. Dans ces trois spectacles, la chorégraphe, danseuse et performeuse argentine s’inspire de sa vie et choisit son corps, son histoire familiale, ses relations amoureuses ou ses troubles mentaux comme objet de ses œuvres – dimension autobiographique, ou autofictionnelle dit-elle en nuançant, qui met l’accent sur leur caractère performatif. Dans le premier volet de la trilogie intitulée « Recordar para vivir », « se rappeler pour vivre », Marina Otero s’entoure de cinq danseurs pour se raconter. Bien loin d’avoir été érodé par le temps depuis sa création en 2020, Fuck Me a gagné en puissance, le geste de l’artiste se montrant plus conscient que jamais des effets qu’il produit et qu’il manipule.
Le public est accueilli en salle par de la variété en langue espagnole, diffusée à haut volume. Les chansons sont reprises en boucle le temps que tout le monde s’installe et que le spectacle commence, mais on y prête véritablement attention quand cinq hommes, assis dans différents endroits de la salle, se lèvent et se déshabillent à leur place avant de monter sur le plateau, baigné par la lumière rouge d’un cyclorama. La musique accompagne dès lors les actions performatives par lesquels les cinq danseurs se présentent à nous : contractions de muscles, sauts, pas de danses, chutes maîtrisées qui font trembler le plateau et vibrer la salle. L’énergie qu’ils déploient frôle la violence mais galvanise, portée par ces morceaux de variété qui évoquent du Michel Sardou avec la voix d’Aznavour. Le côté mièvre de ces chansons, souligné par la couleur rouge de la scène, est cependant mis en balance par la masculinité exhibée des cinq danseurs nus, dont la nudité mâle est accentuée par des genouillères et des rangers. La façon dont ils surexposent leurs corps sculptés et leur force physique fait percevoir de manière très sensible l’interposition d’un female gaze sur eux, d’un regard féminin qui transforme ces corps masculins en purs objets sexuels. Ce prisme est cependant ambivalent, tout comme ce rouge aussi romantique que sanguin. Les « Te amo » chantés de manières mélancolique prennent une tournure beaucoup plus menaçante avec cette danse virile, ils retentissent presque comme des reproches qui pourrait bien donner lieu à des violences au sein d’une relation de couple perverse.
On se raconte tout ça pendant les premières minutes saisissantes de ce spectacle, on entrevoit des possibles narratifs dans cette danse qui caricature les clichés de genre et les renverse. Le mouvement des corps et de la pensée est cependant contré par l’arrivée de Marina Otero, par le côté de la scène. Elle se déplace en faisant des petits pas, le dos un peu courbé, et sa démarche évoque celle d’une personne âgée, ou limitée – une personne qui ne transpire par la santé comme les cinq autres corps qui continuent de se déchaîner. L’artiste s’assoit sur le côté de l’aire de danse délimitée avec du gaffer blanc, à côté d’une petite table sur laquelle se trouvent des livres, un micro et un mégaphone. Elle interrompt d’un geste la musique et demande à la régie davantage de lumière, imposant une tout autre modalité de présence au plateau. Elle se met alors à parler et relate le processus de création de ce spectacle, son inscription dans la trilogie, sa genèse, et la mise en déroute du travail provoquée par une opération du dos qu’elle a dû subir. Les chutes répétées qu’elle faisait dans ses précédents spectacles lui ont causé une triple hernie discale qui a nécessité une lourde intervention chirurgicale, dont la conséquence, à court terme, est que l’artiste ne peut plus danser, et que ses facultés intellectuelles sont également touchées : elle s’adresse à nous à partir du texte qu’elle entend grâce à une oreillette, qu’elle nous montre.
À l’origine, son projet était de partir sur les traces de son grand-père, militaire pendant la dictature argentine à qui elle doit son prénom. L’artiste a voulu déterrer les secrets de son aïeul, qu’elle soupçonne nombreux et graves, et elle s’est pour cette raison rendue auprès de sa grand-mère mourante pour essayer d’obtenir des éléments de réponse – sans succès. Pour occuper son séjour à l’hôtel militaire où elle s’est rendue, elle a essayé quelques actions et s’est mise à marcher avec les diplômes de son grand-père sous les pieds. Quantité d’images projetées en fond de scène soutiennent ses propos et mettent ainsi en place un pacte de véracité et d’authenticité avec le public. Cette authenticité est en outre renforcée par la sincérité de Marina, qui admet que sa tentative de performance avec les diplômes est un peu nulle, et qui assume pleinement le caractère narcissique de son geste artistique. Qui pourra garder trace de sa vie, si elle-même ne se prend pas pour objet de ses œuvres ?, demande-t-elle. Et, ajoute-t-elle, ses œuvres sont la seule chose d’elle qu’elle laissera après sa mort, car elle n’aura pas d’enfant.
Le récit du projet de spectacle finit de se substituer au spectacle lui-même quand Marina poursuit en racontant que son enquête familiale a été interrompue par son opération du dos – photos d’elle dans un lit d’hôpital à l’appui –, et qu’elle a décidé de créer une œuvre par notes vocales, qui serait interprétée par cinq hommes. Un spectacle qui s’appelle « Fuck Me » parce qu’elle n’a pas pu avoir de rapports sexuels avant et après son opération, mais qui est constitué de morceaux de ses précédents spectacles. Cette dimension de recyclage, centrale, est mise en valeur par la projection de nouvelles images d’archives, qui montrent Marina Otero enfant, lors de spectacles de fin d’année ou improvisés dans le cercle familial, ou Marina Otero adulte, qui répète dans des studios ou danse dans de précédents de spectacles – elle qui est désormais partiellement paralysée.Son récit est ponctué de danses réalisées par les cinq danseurs qui reproduisent ses gestes, et qui finissent par être introduits. L’un après l’autre, ils se désignent rapidement, avec l’appui d’un casque, par des désignations crues et réductrices qui laissent à nouveau voir le regard de l’artiste sur eux, qui les résume à de purs corps, sans aucune considération pour leur individualité ou leur personnalité – ce dont deux se plaindront au cours de courts monologues qui, par antiphrase, rendent pleine place à leur histoire et laisse entrevoir le rapport complexe qu’ils entretiennent à leur corps.
L’un des cinq se distingue d’emblée car il annonce avoir pour mission d’être Marina Otero, de substituer son corps valide au sien défaillant dans certaines séquences. L’annonce est aussitôt mise en œuvre : il revêt une perruque, une culotte et des talons haut et entreprend de reperformer avec ses camarades la dernière séance de répétitions réalisée avant son opération – séance projetée en fond de scène, dans laquelle Marina Otero n’apparaît plus que comme un corps de femme soumis par des hommes, violemment et vulgairement. Ils l’attrapent par les cheveux, la mettent à genoux, la prennent à tour de rôle, lui donnent des claques sur les fesses… les images sont d’autant plus dérangeantes que l’artiste filme tout avec son portable et affiche un sourire réjouit. Cependant, en demandant aux cinq hommes de reproduire ses images, elle fait subir à celui qui est chargé de l’incarner ce qu’elle s’est infligée à elle-même, retournement qui rend son geste trouble et empêche de rejeter purement et simplement la séquence.
La dramaturgie du spectacle qui ne cesse de se raconter et de mettre en scène les imprévus rencontrés se tisse progressivement, de manière erratique, suivant une alternance entre la grande attention portée au récit de Marine et la fascination exercée par les séquences dansées. Les questions se multiplient au fur et à mesure, au sujet du statut des danseurs dans cette œuvre, de la place accordée à leur corps et celle accordée à celui de Marina Otero depuis son accident. On perd progressivement de vue l’enquête familiale et on pense à Angélica Liddell, au sacrifice de l’artiste qui est allée si loin qu’elle ne peut plus se mouvoir à force de s’être jetée par terre, qui se trouve réduite à diriger d’autres corps pour suppléer au sien, et au vertige que produit le récit d’un geste performatif dépassé par lui-même, qui a anéanti la possibilité pour la danseuse de danser.
Tout en même temps, et non sans culpabilité, on questionne la véracité de tout ça. Il est difficile de dire d’où vient le doute, mais la question de savoir si cette histoire d’opération est vraie ou pas, si l’empêchement est bien réel, l’emporte progressivement sur le reste. L’incertitude est entretenue par l’artiste qui se déplace, se dénude, marche lentement au milieu de ses danseurs, retrouve même le champ de la performance en se frappant violemment les seins et les sexes, tout en réclamant : « Fuck Me ! ». Tout en scrutant son corps, on se reproche de mettre en doute son récit, sa parole, surtout quand elle se met à évoquer l’anéantissement que provoque la douleur, sa capacité à détourner de tout – à l’exception du besoin de créer, malgré tout, par corps interposé. Cet inconfort devient bientôt le cœur de l’expérience spectatrice : plus que les archives, les performances des danseurs, la présence de Marina au milieu d’eux, les images puissantes qu’elle crée avec eux, la dérision qu’elle entretient avec eux et la régie… ce qui intéresse est de savoir si elle a vraiment dansé jusqu’à se paralyser le corps, jusqu’à l’abîmer définitivement.
On en vient à attendre les applaudissements, pour voir à quel point elle se courbe ou non, le rythme auquel elle repart dans les coulisses, et on achève de se condamner de ne pas l’avoir crue… jusqu’à ce qu’elle revienne nue et se mette à courir autour du plateau, nous faisant ainsi un gigantesque pied de nez ! Marina Otero a bien eu une opération du dos qui a donné naissance à ce spectacle, en 2020. Mais l’opération paraît un lointain souvenir quand on voit l’endurance avec laquelle elle court, jusqu’à ce que la salle soit vide. De 2020 à aujourd’hui, le spectacle a pris une tout autre tournure avec la convalescence de la performeuse, tue jusqu’au dernier moment. Dès lors, l’objet du spectacle n’est plus tant cette question du sacrifice de l’artiste qu’une mystification qui se situe aux antipodes des attentes préparées par une performance – mystification à laquelle on est sans doute plus ou moins sensible selon qu’on garde en tête les deux autres volets de la trilogie, probablement impossibles si elle est effectivement invalide, ou selon qu’on se laisse fasciner par les performances des danseurs et les paroles crues de l’artiste qui lui façonnent un éthos troublant. Les plus crédules se trouvent pris au piège du pacte de véracité mis en place par la performance – mais un piège vertigineux, passionnant à penser dans le rapport paradoxal qu’il établit entre fiction et vérité. Finalement, la véritable performance de Marine Otero réside peut-être dans le fait de se retenir de danser pendant tout le spectacle – retenue qui est peut-être à l’origine du doute ressenti. Jusqu’à la toute fin, elle résiste au rythme des musiques et à l’intensité des mouvements de ses danseurs et feint de déambuler parmi eux comme une âme morte, alors que ce rythme et cette intensité se communiquent puissamment jusqu’au public tout au long du spectacle.
F.
Pour en savoir plus sur « Fuck Me », rendez-vous sur le site du Théâtre du Rond-Point.