« Carte noire nommée désir » de Rébecca Chaillon aux Ateliers Berthier – performance réparatrice pour le corps des femmes noires

Carte noire nommée désir arrive aux Ateliers Berthier précédé de la polémique qui l’a entouré à Avignon, cet été. Le spectacle avait pourtant été créé en 2021 sans remous – indice qui aurait dû suffire à démonter toute appréhension et à rappeler à quel point Avignon est inflammable, et son public extrêmement susceptible. Rébecca Chaillon, performeuse et autrice, après plusieurs seuls en scène dans lesquels elle a posé les questions du corps et de l’alimentation – au cœur de Plutôt vomir que faillir, en ce moment à la MC93 – s’entoure cette fois de sept alliées pour aborder de manière à la fois plurielle et frontale le sujet du corps des femmes noires. Elle propose une longue performance qui module les registres et les angles d’attaque pour cerner la carte obscure du désir attaché à ce corps, performance qui rend possible un geste extrêmement puissant de réappropriation et de réparation.

Une annonce retentit dans le hall du théâtre et est reprise en salle : une partie du public est invitée à s’installer sur le plateau, dans des canapés et fauteuils prévus à cet effet. Mais une partie du public bien spécifique : celle que constituent les femmes noires ou métisses, et les personnes qui se définissent comme femmes, qui ont « un vécu matériel de femme ». La voix ajoute que si ces personnes sont accompagnées d’autres qui ne répondent pas à ces critères précis, il est recommandé de s’en séparer le temps du spectacle, séparation qui pourrait bien être bénéfique, ajoute la voix off, malicieuse. Cette discrimination qui inverse celle dont les personnes noires ont longtemps été victimes écrème le public, l’uniformise et met face à face les non noirs privilégiés face à une vingtaine de femmes, jeunes dans l’ensemble, qui semblent malgré elles constituer un décor, une toile de fond pour la scène, plutôt que mettre en place un véritable dispositif bifrontal. Le public majoritaire se trouve mis en minorité par cette dissociation, et par l’accueil réservé aux spectatrices noires, à qui sont proposées, comme si elles venaient de s’installer dans un avion, diverses boissons réunies sur un chariot.

Cet arrière-plan auquel on prête une attention toute particulière nous fait passer au-dessus du spectacle de deux femmes au plateau depuis le début, dont les actions ont rapidement été identifiées : l’une nettoie le sol blanc à quatre pattes, à la serpillère, tandis que l’autre fabrique de petits contenants clairs avec un tour de potier. Les lumières de la salle s’éteignent et les deux femmes continuent leurs tâches et obligent le public à les regarder, vraiment, longuement, car rien d’autre ne se passe. L’artisane continue sa production après avoir fini un pot, imperturbable, tandis que la femme de ménage nettoie sans relâche le sol, prise dans un travail sisyphée, car du dessus du plateau, surmonté d’une grande structure de tresses et de tasses, gouttent des petits blocs de glaces pendus à des fils, blancs ou couleur terre, et salissent la surface qu’elle essaie de rendre immaculée. Elle passe et repasse, jusqu’aux bords de ce plateau en bois légèrement surélevé, en-dessous d’une table blanche aux chaises renversées, et s’épuise. Dans le silence qui surligne son activité, elle nous rappelle le travail de toutes les femmes qu’elle représente et qu’on ne voit pas – à moins d’une grève comme celle des employées de l’hôtel Ibis Batignolles, tout près, ou d’une voix telle que celle de Rachel Keke qu’elles ont fait émerger pour se faire entendre (Rachel Keke qui sera plus tard citée).

Le geste de nettoyer, à force de répétition, devient performance. D’autant que Rébecca Chaillon – car c’est elle – retire à intervalles réguliers ses vêtements blancs un à un et délaisse sa serpillère pour sa chemise, puis son débardeur, son pantalon, sa culotte et ses chaussettes. Elle finit totalement nue, mais le corps blanchi par la javel qu’elle utilise, recouvert d’une crasse blanche que l’eau et la sueur ne suffisent pas à faire partir. Il faut que la potière s’interrompe pour qu’elle mette fin à la tâche exténuante qui la dévore. Celle à qui elle s’est unie dans un court chant l’assied sur un socle et prend soin de celle qui a pris soin du sol. Elle la lave, sans ménagements, puis l’enduit d’une matière hydratante. Ensuite elle la coiffe, en tressant ses tresses à de grandes cordes qu’elle attrape des cintres. Elle est bientôt rejointe par une, puis une autre, puis d’autres encore, qui viennent à leur tour tresser ce corps éteint. Ces premières séquences longues, sans paroles, disent la force expressive du geste répété, de l’action reproduite sur un plateau, sans le support de lumières ou de sons, sans intention de produire quelque chose d’esthétique. On est là face à de la performance au sens pur, celle qui engage le corps et le met à l’épreuve et qui en dit plus long que de profus discours – de la performance comme n’en voit finalement assez rarement sur les scènes actuelles, ou simplement sous formes de moments, au sein de spectacles plus hybrides.

Tandis que ses sœurs tirent sur ses tresses et les rallongent de tous côtés, Rébecca Chaillon enlève les lentilles blanches qui donnaient l’impression qu’elle était aveugle, nous adresse un signe de salut, et s’engage dans la lecture de petites annonces glanées dans des magazines. Quand le langage arrive enfin, c’est ainsi pour faire entendre la voix de l’autre, du grand autre : la voix de l’homme blanc, à la recherche de partenaires si possibles noires, répondant à des critères physiques bien définis. Ces annonces paraissent aussi pittoresques que celles que l’on trouve dans la presse du milieu du XXe siècle, alors qu’elles sont sans doute moins datées. En contrepoint, les performeuses se présentent à tour de rôle comme des femmes noires pour la plupart queer, qui cherchent ou non des partenaires et invitent ou non à laisser une annonce au bar du théâtre pour les personnes qui répondraient à leurs critères. La complicité au départ mise en place avec les jeunes spectatrices noires installées dans les canapés encouragent certaines à entrer dans la danse et à se présenter elles aussi.

Après la longue entrée en matière silencieuse et chargée, ces petites annonces brisent la glace et sollicitent le rire, en même temps qu’elles poursuivent la réflexion initiée sous une autre forme. Viendront ensuite des textes restitués sous formes de tirades, qui affrontent plus explicitement encore le baste sujet des femmes noires dans notre société : celui de l’héritage de la colonisation et de l’érotisation de leurs corps qui y est resté attaché, des fantasmes et clichés qui leur colle à la peau – permanence tenace désignée par le terme éroticolonialisme ; celui de la place et de la visibilité qui leur est accordée dans notre société, des rôles de femmes de ménage, de cantinières, de nourrices pour nos enfants qui leurs sont attachés ; celui du racisme et de l’intersectionnalité, mis en valeur avec une liste saisissante d’associations, « être noire et gay ; être noire et handicapée ; être noire et prostituée ; être noire musulmane ; etc. » ; celui du sentiment laissé par toutes ces représentations aux femmes noires : celui de n’être « qu’une merde », impression à l’origine d’un repas scatologique qui transforme l’humiliation constante en jubilation.

Des textes fusent, poétiques, comiques, percutants, qu’on voudrait avoir le temps de relever – des textes mis en regard avec des chansons, dont, pour le coup, on ne relève plus les paroles à force de les avoir entendues, qu’on redécouvre en grimaçant. Des textes parfois d’inspiration autobiographique, comme celui de Fatou Siby, performeuse qui faisait partie du spectacle à l’origine, mais que la polémique avignonnaise, les agressions et le cyberharcèlement qui ont suivi, ont obligée à se retirer – pour un temps du moins. Son texte – sur la vie en cité, en communauté – est pris en charge par une personnalité amie et invitée, différente chaque soir. Rébecca Chaillon relate ce retrait et cette substitution avant la lecture, et affirme que l’absence de Fatou Siby est autant, si ce n’est plus politique que le texte qu’elle devait lire au départ. De cette façon, la polémique disproportionnée qui a accueilli le spectacle cet été se trouve inscrite en son cœur, comme nouvelle preuve de la pertinence aiguë de son propos.

Les discours donnés à entendre prennent chaque fois appui sur des performances, et leur enchaînement seul tient de dramaturgie, affirme qu’elles se suffisent à elles-mêmes sans fil rouge, tandis qu’elles sont de plus en plus largement soutenues par des lumières et des sons. Rébecca Chaillon et ses collaboratrices revendiquent une liberté totale de composition et d’expression qui permet d’embrasser tous les registres, de faire varier les tons, de manipuler le temps de manière souple. Cette liberté prend appui sur les qualités de performeuses : l’une, Makeda Monnet, chante et joue de la harpe ; une autre, Estelle Borel, est acrobate et manipule un grand cerceau comme agrès ; la plupart dansent. Mais ces femmes ne sont pas là pour nous impressionner par leurs talents. Elles sont là pour exprimer l’omniprésence et les multiples formes du racisme dont elles sont la cible, avec leurs corps enduits de matières, leurs visages barbouillés de chocolat, d’autenthiques odeurs de transpiration, de savon ou de cacao. Elles en disent ainsi long en empilant des turbans sur une tête, en enduisant un corps de faux sang, en se décolorant la peau ou les cheveux de blanc, en twerkant de manière déchaînée jusqu’à épuisement, en servant un café qui gicle et déborde, en prenant un bain de mousse, en donnant l’impression d’un rapport sexuel grâce à un pot de lait versé dans une bouche ouverte et des mouvements de hanches, ou en traînant, jusqu’au bout, l’immense tresse insoulevable effectuée au départ, qui a besoin d’un support à roulettes pour être portée, avant qu’elle ne s’élève vers les cintres et constitue Rébecca Chaillon en figure-mère sororalement entourée, en arbre de vie qui transforme ses chaînes en promesses de printemps.

La plupart de nos clichés sont mis à l’épreuve d’un jeu qui oppose deux équipes, chargées de mimer des expressions : la mer noire et la mère noire, un bounty, l’ami noir, l’expatrié, la Vénus noire hottentote, le Brazilian Butt Lift, les white tears… le match se joue peut-être plutôt entre les deux parties du public, et révèle vainqueure celle qui est la plus familière, car victime, de ces expressions qui véhiculent quantité de stéréotypes ou des concepts qui permettent de les mettre au jour et de les démonter. De quoi rit-on – parce que l’ambiance est loin d’être toujours grave, aussi sérieux et douloureux le sujet soit-il –, qu’applaudit-on, demande parfois la présentatrice. Ce faisant, elle nous rappelle de quel côté du public nous sommes, de quels privilèges nous jouissons – privilèges que nos sacs ne suffisent pas à représenter. Ce match a été vécu comme une preuve de discrimination, voire une violence par une partie du public – mais l’avignonnais seulement, car le public parisien applaudit debout à toute rompre, de part et d’autre du plateau.

Si cette disposition du public est provocante et éloquente, elle n’est pas le cœur du sujet. Pour une fois, c’est peut-être dur à admettre pour certains !, ce n’est pas de nous qu’il est question. L’enjeu de ce spectacle est une réappropriation, une réparation. Ces opérations surviennent grâce à la performance, grâce à une articulation toujours changeante entre parole et mise à l’épreuve des corps. Le sang devient parure de paillettes, les tresses pesantes branches célestes, les corps discriminés ou réduits à de purs objets de désir corps puissants. Une sororité inspirante se dégage des sept performeuses et se tisse avec la partie du public triée sur le volet. La compréhension profonde qui circule entre elles révèle la façon dont ce geste artistique parvient à les émanciper des innombrables assignations qu’elles ont subies, mais aussi à nous en faire prendre conscience, à déplacer les lignes de force, à inverser les rapports, à retourner les blessures en armes de libération.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Carte noire nommée désir », rendez-vous sur le site du Théâtre de l’Odéon.

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