La tournée de Liebestod, après sa présentation au Festival d’Avignon l’année dernière, est un événement attendu depuis de long mois. Les quelques dates prévues à Paris sont prises d’assaut, certains quêtent des places à l’entrée du théâtre, avec la ferveur des croyants, désireux de retrouver la grande prêtresse Angélica Liddell, autrice, metteuse en scène, actrice et performeuse de ses spectacles. L’artiste espagnole, régulièrement accueillie en France depuis une dizaine d’année, occupe une place bien particulière dans le paysage théâtral, place clivante, qui suscite la haine autant que l’adhésion. Après avoir un érigé un mausolée à ses parents dans le diptyque Una costilla sobre la mesa, elle propose un nouveau rituel cette fois inspiré par la tauromachie, par lequel elle exprime le danger que représente son art. Le profond désespoir que Liddell partage avec les toréadors, ainsi qu’avec les funambules, donne à penser la portée du sacrifice de l’artiste.
Le rideau se lève et découvre un plateau ocre, sol, fond et rideaux sur les côtés. Des panneaux de bois qui ménagent des entrées, ou des sorties pour les toréadors qui se protègent du taureau, évoquent l’arène d’une corrida – au moment-même où une loi est examinée à l’assemblée pour interdire la pratique en France. Au milieu, au lever du rideau, se tient un homme à longue barbe et longue jupe, torse nu, qui tient en laisse une dizaine de chats, qui comme lui, prennent la pose. Le rideau redescend, l’opercule de l’objectif se referme. Puis il remonte, et offre une nouvelle vision, de l’homme avec un monolithique noir, puis une troisième fois, avec une tête de cheval. Ces images indéchiffrables, qui s’impriment probablement dans un coin de la rétine, ne touchent pas d’emblée. Au quatrième relevé du rideau, une chaise, à côté d’une petite table, avec un gros pain, une bouteille de vin, un verre, une assiette peut-être, et une serviette. Angélica Liddell arrive enfin, s’assied, relève sa jupe, désinfecte soigneusement ses genoux un peu rouges et une de ses chevilles, puis prend avec la précision d’une chirurgienne une lame de rasoir. Avec, elle dessine très précisément des entailles sur ses genoux et sa cheville droite (des H, peut-être), puis offre le spectacle de son sang qui s’écoule.
Sa scarification est accompagnée de quelques paroles, de mots de Cioran surtout, puis d’une chanson de flamenco populaire. Angélica Liddell prend un mouchoir pour essuyer son sang, ou pour mieux le montrer. Après s’être scarifiée les mains, elle boit du vin, essuie son sang avec du pain, qu’elle mange ensuite. Elle boit son propre sang et mange son propre corps, apparaissant tout à la fois comme un nouveau Christ et comme la prêtresse d’un rituel imprégné de catholicisme. Mais lorsqu’elle s’effondre au sol, elle suggère que le rituel ne protège pas du doute et de la souffrance. Le fil liturgique est néanmoins tiré quand Angélica Liddell bénit cinq hommes, qui auraient dû arriver sur scène avec un enfant dans les bras, mais ce choix artistique a été frappé d’interdit en France alors qu’il n’a pas été questionné dans d’autres pays d’Europe. Les hommes s’avancent donc les bras vides et reçoivent un signe de la prêtresse, qui inonde le plateau d’encens et danse en transe sur un morceau d’orgue.
Vient ensuite une nouvelle série de tableaux, cadrés par les mouvements du rideau qui monte et redescend, laissant parfois apparaître le haut d’un visage – celui de Bacon probablement, à qui Liddell emprunte le sous-titre de son spectacle : « L’odeur du sang ne me quitte pas les yeux ». Surgissent, énigmatiques, un cercueil transparent occupé par un corps endormi et des chats, des carcasses de porc qui convoquent le souvenir de Mass für mass d’Ostermeier, aux teintes similaires, et un taureau grandeur nature. L’artiste fait face à ce dernier, immobile, et entreprend de penser son art au prisme de celui des toréadors, de Juan Belmonte notamment, considéré comme le créateur du torero spirituel comme nous l’apprend le programme de salle. Des citations ponctuent le discours de Liddell, qui dit la nécessité de choisir sa souffrance pour conjurer la souffrance, de s’exposer à la mort pour surmonter la crainte de mourir. Il y a quelque chose de très intellectuel dans le propos qu’elle développe, qu’elle cherche en même temps à mettre en œuvre dans sa confrontation avec ce taureau qui paraît indifférent. Il n’y a cependant pas de mise en danger, et on s’identifie un peu à ce taureau qui ne réagit pas quand elle l’appelle, le provoque. Le seul dialogue qui reste à l’artiste est alors rendu possible par la musique, qu’elle chantonne, déforme par sa voix, parodie, tout en la laissant traverser tout son corps, jusqu’à ses extrémités.
Nouveau temps. Dans une nuisette noire, Liddell s’avance seule au milieu du plateau, un micro à la main, et s’adresse à elle-même. Toute image est cette fois mise de côté, et de performance, il ne reste plus que le débit tendu du discours qu’elle déverse, ponctué par les derniers mots de ses versets, appuyés, chantés, criés. L’espèce de dispersion qui caractérisait l’attention du public depuis le début, qui tantôt souffle, tantôt rit, tantôt quitte la salle, tantôt commente à voix basse, est arrêtée nette. Angélica s’adresse à elle-même et fait son propre procès : est-elle capable de parler d’autre chose que d’elle-même ? de parler d’autre chose que de viol et de haine ? – après avoir d’emblée posé qu’ici, il ne sera pas question de bonheur. Que lui reste-t-il après être allée faire son miel de la mort de ses parents ? Liddell se dit incapable d’amour, car personne ne l’aime, et qu’elle ne sait pas aimer, être l’Iseut d’un Tristan. Et quand bien même elle aimerait, elle ne pourrait en faire un spectacle. L’artiste avoue encore sa crainte de n’avoir personne pour recueillir ses cendres. Ce faisant, elle fait prendre conscience de la portée de son sacrifice à son art, qui n’engage pas seulement son corps, mis à l’épreuve dans toutes ses créations, mais sa vie entière. Un art qui la condamne à la solitude, à la tristesse, car elle ne peut créer qu’à partir de ça. L’artiste a tellement circonscrit son geste et sa parole, que la moindre joie risquerait de la détourner de sa haine, qui est sa principale source de création, d’épuiser l’énergie qu’elle déploie à l’exprimer, qui lui permet paradoxalement de survivre. Ce commentaire de sa démarche saisit, il exprime un désespoir infini qui ne peut que susciter une empathie profonde, non pour l’artiste, mais pour la femme qui s’est sacrifiée pour l’artiste.
Liddell ne s’en tient pas à cette confession et retourne son arme contre le public. Son sacrifice pourrait avoir malgré tout un peu de valeur, s’il était couronné par une communion avec lui, s’il était gratifié d’applaudissements. Mais Liddell dit en avoir assez de ne plaire qu’aux femmes et aux gays, la seule validation qu’elle voudrait, c’est celle d’une pléiade d’artistes – que des hommes, morts pour la plupart. Le public de l’Odéon, les Parisiens, les Français plus largement, ne peuvent lui apporter cette validation. Elle dresse ainsi un portrait au vitriol des critiques, des fanatiques, des thésards, des fonctionnaires, des écolos, des actrices… d’un public bourgeois qui veut du Artaud sans Artaud, du Bataille sans Bataille, du Pasolini sans Pasolini, du Fassbinder sans Fassbinder, du Genet sans Genet. Elle s’en prend encore aux jeunes français qui font grève pour leurs retraites, aux parents qui élèvent leurs enfants sans leur inculquer le sentiment du divin et qui les condamnent au désespoir. Cet outrage au public virulent, qui fait rire une partie de la salle, rejaillit sur la première partie du spectacle et la densifie. Il révèle la nécessité qui anime l’artiste de soumettre nos sensibilités trop rationnelles à des rituels, son besoin christique de sacrifier sa vie tout entière pour nous sauver de nos vies athées, sans espoir ni avenir, nous, pauvres singes, qui la contemplons les yeux grand ouverts, comme ceux qu’elles nous renvoient à la face une fois qu’elle a terminé.
Cette diatribe paraît un point final indépassable. Pourtant, la toreador fait une nouvelle fois face au taureau qu’elle a mis à mort – peut-être à nouveau figuration du public, du moins la partie qui aime le travail de Liddell et qu’elle a violemment attaquée. Mais Liddell aime ce corps qu’elle a tué, elle s’adresse à lui comme Iseut à Tristan, réactive le chant final de l’opéra de Wagner qui donne son titre au spectacle, qui signifie « amour à mort ». L’élan lyrique est poursuivi avec un homme doublement amputé, en pagne christique, que Liddell accueille dans ses bras en mater dolorosa, à qui elle dit les mots de Rimbaud pour lui dire son amour. Le spectacle s’achève, les applaudissements retentissent, comme pour consoler l’artiste, qui paraît touchée par leur chaleur malgré ce qu’elle a dit auparavant, de son mépris pour les applaudissements.
Le profond désespoir que Liddel exprime dans ce spectacle, qui se communique de manière puissante à la salle, amène à s’interroger sur le sacrifice que l’artiste fait de sa vie, au nom de son art, sur son sens, et sur la façon dont le public doit le recevoir. Il paraît inévitable, qu’après un tel spectacle, Liddell arrêtera cette mise à mort d’elle-même, qui la sauve de la mort mais qui aussi la prive de toute vie. Mais tel n’est pas le projet, elle évoque dans le programme de salle de prochaines créations, et un autre de ses spectacles est en tournée. Elle livre aussi quelques clés pour déchiffrer les innombrables références qui nourrissent sa pratique, et ce commentaire du spectacle, cette perspective d’autres spectacles amenuise la portée de sa double attaque. On comprend que Liddell se condamne elle-même à l’autodestruction, qu’elle accepte son destin de Christ qui se sacrifie pour offrir des rituels au public, pour réinjecter du sacré dans nos vies, ceci tout en nous frappant de son désespoir – désespoir qu’elle met en dialogue avec Cioran, qui écrit, avec Bacon, qui peint, avec Belmote, qui torée, pour le mettre en spectacle.
F.
Pour en savoir plus sur « Liebestod. El olor a sangre no se me quita de los ojos », rendez-vous sur le site du Théâtre de l’Odéon.