Présente au Festival d’Avignon en 2010 et 2011, Angélica Liddell revient cette année avec deux créations, Ping Pang Qiu et Todo el cielo sobre la tierra. Alors que la première est présentée comme une forme de théâtre-documentaire autour de son apprentissage du chinois, elle explore dans l’autre le « syndrome de Wendy », qu’elle définit comme une terreur de l’abandon, étroitement liée au fait que le personnage n’aime que des adolescents. Partant de là, elle offre une œuvre bien plus autobiographique que théâtrale.
Encore seule sur la scène, l’autrice, metteuse en scène, comédienne et performeuse appelle désespérément Wendy, dans un cri déchirant qui côtoie déjà la folie. Une fois rejointe par d’autres artistes, dont un couple qui lui donne l’image de Peter et Wendy se disant leur dégoût à l’égard des adultes, elle peut narguer Deanie, l’héroïne du film d’Elia Kazan, Splendor in the grass, qui déplore à travers les mots de William Wordsworth la perte de ses idéaux de jeunesse.
« Though nothing can bring back the hour / Of splendor in the grass, of glory in the flower / We will grieve note, rather find / Strength in what remains behind ». Ces vers extrêmement célèbres du poète anglais sont répétés comme un refrain tout au long du spectacle, par la voix de Natalie Wood, l’actrice du film, dont un extrait est diffusé en off. Angélica Liddell tourne en dérision et se moque de cette complainte, elle qui n’aura pas à renoncer à l’âge d’or de l’enfance, éternellement jeune comme les héros de James Matthew Barrie, Peter et Wendy.
Telles sont les deux références qui servent de point de départ à ce spectacle, ressassées comme un fil rouge tout au long de la soirée. A cela s’ajoute un troisième élément, cette fois emprunté à la réalité. Il s’agit de la fusillade de soixante-neuf jeunes sur l’île norvégienne d’Utoya, en juillet 2011. A l’extrême inverse de l’île de Thomas More, Utopia, celle-ci a été la scène d’un drame qui a condamné des individus entre 16 et 26 ans à une éternelle jeunesse dans la mort. Le point commun entre tous ces éléments est donc bien cette jeunesse trop vite passée, que Wendy s’en va chercher jusqu’à Shanghai – autre obsession de l’artiste espagnole.
Le spectacle ne repose pas sur une fable, mais sur l’adjonction et le croisement de ces sources disparates, tout comme la scène n’est pas structurée par une scénographie d’ensemble mais faite d’éléments épars. Une île miniature au centre, des chaises d’école et un sapin de Noël, posés on ne sait trop selon quelle logique, disent l’enfance, tandis qu’un orchestre imposant se trouve au second plan.
Le point d’orgue de cette première partie est la succession de différentes valses jouées par l’Ensemble Music PHACE, et accompagnées par un couple de danseurs professionnels chinois. Là, par leur douceur et leur mélancolie, la musique et la danse font naître l’émotion et offrent des moments de grâce, après ces longues tirades en espagnol, anglais et mandarin.
Cette séquence prend fin, et laisse Angélica Liddell seule sur scène, elle qui dominait déjà le plateau auparavant. Cette seconde partie, bien plus conséquente que la première, prend la tournure d’un one-woman-show, où l’artiste, micro à la main et tournée vers le public dit son dégoût de la mère, et en particulier de la dignité supplémentaire que donne à n’importe quel individu, même le plus méprisable, le simple fait d’être mère. Dans un discours véhément, elle accuse les parents d’avilir les enfants, de leur imposer leurs défauts et leurs névroses, les pourrissant pour de bon et les condamnant à répéter perpétuellement ce qu’eux-mêmes ont été. Cette colère fait naître chez elle un besoin d’amour, qu’elle associe de façon étroite à l’abandon, et dont la seule consolation se trouve dans des plaisirs pervers, purement sexuels.
Cette prise de parole frontale, profondément autobiographique, la met à nue de façon impudique. Certes, elle déploie pour dire cela une folle énergie physique, et ses propos manifestent un fond de vérité, mais son discours est interminable, et fait oublier l’idée même de théâtre. Rythmé par l’air bien connu de The House of the Rising Sun des Animals, qui chaque fois lui permet de se défouler, elle impose ainsi près d’une heure quarante de monologue.
Elle est à quelques reprises touchante, et criante de sincérité, mais sa pensée est ressassante, et met un temps fou à progresser, alors même qu’elle parle à toute allure. A de dizaine de reprises, elle se dit fatiguée du monde et des autres, et exprime son désir d’être simplement une étrangère dans Shanghaï, solitaire et misanthrope. Les références de départ seraient totalement perdues de vue si n’avait pas lieu un retour à Utoya, marqué par le retour des autres artistes sur la scène, tout ce temps laissés dans l’ombre des coulisses.
Paradoxalement, pendant les applaudissements plus ou moins enthousiastes, parmi lesquels les spectateurs acquis à son art se font largement entendre, Angélica Liddell révèle un autre pan d’elle-même. Sa joie d’être là et l’amour et l’admiration qu’elle porte aux artistes qui l’ont accompagnée est manifeste, et elle ne peut réfréner quelques pas de danse déchaînés en compagnie de l’un d’eux. On entrevoit là une autre version de sa folie créatrice, bien plus entraînante, et bien plus convaincante. Il est évident que l’artiste a quelque chose à nous dire, mais peut-être ce discours-là était-il trop personnel pour donner naissance à une œuvre qui soit vraiment théâtrale.
F. pour Inferno
Pour en savoir plus sur « Todo el cielo sobre la tierra », rendez-vous sur le site du Festival d’Avignon.
le « théâtre » exclurait donc le « personnel » ?…
Je me doutais que tu réagirais à cela ! A ce stade, à mon sens, oui.
(vraie question que je me pose – mais pour suivre le travail de Liddell, me semble qu’elle se situe à un endroit du théâtre justement, au croisement de la performance et de l’écriture (ce que tu dis de la folle énergie physique : folle, oui, au sens littéral et pas seulement figuré) qui lui permet, je crois (mais évidemment je n’ai pas vu ce spectacle !) de faire théâtre justement, et de ne pas s’en tenir à un one-woman-show impudique : c’est parce qu’elle fait de son corps (jusque parfois à limite de la mutilation… ou ici, apparemment, dans l’épuisement) l’épreuve de son écriture, et du spectacle, qu’elle travaille cette qualité de présence. Mais encore une fois, je parle dans tes pages d’un spectacle que je n’ai pas vu ! (je réagissais simplement à la question que tu soulevais…)
Je suis d’accord avec toi, mais là, précisément, il n’y a pas vraiment de performance. Certes folie – et oui, bien au sens propre -, de la dépense d’énergie mais qui ne va pas jusqu’à l’épuisement. Des personnes qui ont vu d’autres de ses spectacles m’ont dit que justement, là, il n’y avait pas ce travail sur son corps, qui fait que ce n’est pas juste une confession directement adressée au public, une simple prise de parole – même si bien sûr ça va au-delà.
Tu l’auras compris, le but de cet article est bien de poser la question, et je ne demande qu’à être convaincue !
en écho – http://insense-scenes.net/site/?p=article&id=346