Deux adaptations cinématographiques d’«Oncle Vania » de Tchekhov : Andreï Konchalovksi et Louis Malle

La pièce d’Anton Tchekhov, Oncle Vania, a fait l’objet de deux adaptations cinématographiques, séparées l’une de l’autre de près d’un quart de siècle. La première est réalisée en 1970 par Andreï Konchalovski, cinéaste qui transpose à l’écran de grandes œuvres du patrimoine russe. La seconde, Vanya on 42nd Street, date de 1994. Elle est le dernier film du Français Louis Malle, réalisé quelques mois avant sa mort. L’une comme l’autre respecte fidèlement le texte de Tchekhov. Leur singularité se situe au niveau de l’esthétique adoptée et de l’exploitation des différents moyens offerts par le médium cinématographique.

L’un des points communs de ces adaptations réside dans leur incipit. Dans les deux cas, le générique est caractérisé par une vitalité et une effervescence extrêmes. Chez Konchalovski, un montage visuel et sonore produit une cacophonie qui capte l’attention. Des photographies en noir et blanc de scènes  de vie à la campagne, d’images de foule aux connotations patriotiques, de misère et de maladie s’enchaînent, chaque fois associées à une musique qui se superpose à celle qui constitue le fil rouge de ce générique. Les dernières images présentent un paysage de désolation qui semble livrer la tonalité de ce qui va suivre.

Chez Louis Malle, le film débute avec des images saisies dans les rues de New-York, animées par la foule des passants, sur fond de musique jazz. Parmi les nombreuses silhouettes anonymes qui entourent la caméra, se distinguent progressivement des personnages, qui se réunissent devant un théâtre désaffecté pour répéter la pièce de Tchekhov.

Ces deux incipits qui célèbrent les libertés et les pouvoirs du cinéma captent l’attention visuelle et sonore du spectateur, quelle que soit la connaissance qu’il a de l’œuvre de Tchekhov. Ce que les deux cinéastes posent dans cet espace liminaire qu’est le générique est un décalage, un contraste avec l’univers refermé sur lui-même et chargé d’ennui de la pièce.

Konchalovski place également en amont de la parole de Tchekhov la présentation du lieu dans lequel va se dérouler le drame. Un long plan-séquence dévoile une enfilade de pièces, faisant ainsi écho à la réplique du Professeur Sérébriakov à l’acte III, quand il se plaint de la taille de la maison au moment où il cherche à réunir tous les protagonistes. Ce même plan initial manifeste d’emblée un point de vue, annonçant les nombreux angles subjectifs employés par la suite.

Quittant l’objectivité du plan d’ensemble propre au théâtre, la caméra exploite les gros plans pour souligner les sentiments complexes et contradictoires qui lient les personnages. Ainsi, elle dit avant même les mots l’amour qu’éprouve Sonia pour le médecin Astrov. Ce genre d’effet caractéristique du cinéma se déploie en particulier au cours de longs silences, qui non seulement donnent leur importance aux images mais amplifient en plus le poids des paroles.

Une autre ressource du cinéma ici exploitée est l’enchâssement de deux scènes, qui indique leur concomitance. Ainsi, par deux fois, Vania est filmé allongé dans le lit de son bureau, comme assommé par l’ennui et la fatigue, alors que par ailleurs Maria s’active pour garder le samovar chaud, ou qu’une discussion qui le concerne plus ou moins a lieu dans la pièce d’à côté. Comme les gros plans, cet effet multiplie les points de vue et suggère d’autres perspectives sur la scène en cours.

Dans l’esthétique naturaliste pour laquelle Knochlavsky a opté, un discret élément fantastique est introduit. Alors que le fond sonore est constamment rythmé par le tic-tac de l’horloge, rappelant perpétuellement la fuite et la perte du temps dans la maison, le baromètre supposé indiquer le temps qu’il fait dehors ne fonctionne pas. L’un après l’autre, Sonia et Vania, en charge de l’entretien du domaine, viennent le constater. Ce n’est qu’après le départ du Professeur et de sa femme, jugés responsables de la lassitude qui les a tous contaminés, qu’il se remet à marcher, devenant ainsi symbole de leur retour au travail.

Ce type de subtilité et la justesse de l’interprétation font de ce film une très belle adaptation, au service de laquelle les moyens du cinéma sont exploités dans un souci de fidélité au texte.

Le cadre du film de Louis Malle est bien différent, comme l’évocation du générique a pu le montrer. Le contexte, comme on l’a dit, est celui d’une répétition. Les acteurs jouent le rôle de comédiens de théâtre, interprétant les personnages de Tchekhov.

D’une certaine façon, comme dans l’adaptation de Konchalovski, une présentation des lieux précède le début de la pièce. Ici, elle est motivée par le cadre particulier dans lequel se déroule la répétition : il s’agit du New Amsterdam Theatre, livré à l’abandon depuis plusieurs dizaines d’années. Le metteur en scène explique l’histoire du lieu et son état déplorable actuel à une femme venue assister à la répétition. C’est également à ce double du spectateur dans le film que le metteur en scène rapporte les didascalies qui relient les actes entre eux.

Les comédiens prennent place dans ces lieux, et l’on passe insensiblement de la fiction des acteurs à celle de Tchekhov : la vieille femme qui joue la nourrice demande à celui qui va interpréter le médecin Astrov comment il va. Celui-ci répond qu’il est débordé de travail, en sa qualité de dramaturge, faisant ainsi écho à la fatigue du médecin qui travaille sans relâche depuis des années. Parmi les différentes conversations captées aux alentours, la caméra se rapproche progressivement de ces deux protagonistes, et une accalmie sonore laisse progressivement place au texte.

Par la suite, l’ensemble des dialogues qui constituent la pièce de Tchekhov sont filmés en gros plans, rappelant à de rares occasions la présence des regardants. Plus qu’une répétition, il s’agit en réalité d’un filage : l’ensemble de la pièce est jouée d’un bout à l’autre, sans  interruption autre que les déplacements d’un lieu à chaque changement d’acte et les rapides pause que s’octroient les comédiens.

Louis Malle ne se demande pas du tout dans ce film comment jouer la pièce de Tchekhov. Avant que la répétition ne commence, Sonia demande au metteur en scène quel effet elle produit dans le premier acte, se disant très mal à l’aise. Cet échange qui effleure les enjeux dramaturgiques du texte est unique en son genre.

En effet, ce cadre dans lequel s’inscrit la pièce, celui d’une répétition, se fait progressivement oublier. Le décor exceptionnel dans lequel elle se déroule et les costumes non réalistes des acteurs sont compensés par les gestes des comédiens et les accessoires qui les accompagnent et illustrent leurs propos. Le drame de Tchekhov prend le pas sur la répétition, à tel point qu’il n’y a pas de rupture nette à la fin entre ces deux niveaux de fiction : une musique extradiégétique vient couvrir les commentaires du metteur en scène qui rejoint ses comédiens sur le plateau, et l’apparition des noms des acteurs sur cette image qui les saisit tous donne son point final au film.

La pièce est donc interprétée d’un bout à l’autre, et qui plus est par d’excellents comédiens, qui réussissent bien à rendre cohérent le spectre d’émotions mis en œuvre dans le texte. Julian Moore, dont le rigide brushing dit l’inactivité, est particulièrement convaincante dans le rôle d’Eléna, tout comme Brook Smith dans le rôle de Sonia. Tous réussissent à passer du rire aux larmes sans aucun pathos, et à donner corps à leur personnage dans cet univers particulier.

Ces deux adaptations, quoique très différentes sont étonnamment fidèles à la pièce de Tchekhov. Chacune à leur manière, elles en sondent les difficultés et les richesses, et fixent pour la postérité de belles propositions d’interprétation.

F.

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