« Baquestribois » par la compagnie Osikán – Cuba underground

Baquestribois est le troisième volet d’un triptyque, la Trilogia de la Ausencia (de l’absence). L’œuvre est signée par José Ramón Hernandez, avec la compagnie Osikán, « plateforme scénique expérimentale », dont le travail se distingue par les thèmes polémiques qu’elle aborde au regard de la société cubaine actuelle. Avec cette création, la compagnie met une nouvelle fois en jeu le rôle du théâtre et son pouvoir d’intervention dans les processus sociaux avec une performance sur la prostitution masculine gay à Cuba, conçue à partir d’une enquête anthropologique, sociale, artistique et sur le genre. Par les questions qu’elle soulève autant que par sa forme, l’œuvre se démarque du reste du paysage théâtral cubain et laisse entrevoir un renouveau artistique.

La veille de la journée mondiale de la lutte contre l’homophobie, l’œuvre était présentée dans un cinéma désaffecté, dans Centro Habana, le quartier le plus délabré de la capitale, pris entre la vieille ville qui bénéficie du tourisme, et le Vedado, le quartier des affaires, des théâtres et des cinémas. Pour chaque représentation, à Cuba ou ailleurs, la compagnie Osikán s’est efforcée de sortir des circuits habituels pour emmener les spectateurs – géographiquement et symboliquement – ailleurs. Les emmener dans des lieux désaffectés, à la marge, transformés en scènes alternatives, pour mieux parler de marginaux.

Le rendez-vous est donné à 22 heures, sous les arcades d’un bâtiment, devant une porte délabrée face à laquelle attend un petit groupe de personnes. L’ambiance underground est encore accrue par l’entrée au compte-goutte dans les lieux, qui procure un sentiment de dissidence. Une fresque lumineuse cernée par un ancien cadre de scène en pierre guide jusqu’à la scène, qui brandit le nom du spectacle, aux sonorités un peu magiques par leur étrangeté, « baquestribois » – traduction phonétique de « backstreet boys » selon la prononciation cubaine. En guise de sièges pour le public, de rares fauteuils ou des cageots, posés à même le sol. Une telle mise en condition déplace les attentes du spectateur de théâtre cubain, aiguise la curiosité, et met dans l’expectative d’un show hors du commun.

Il s’annonce comme tel quand on découvre sur l’espace incliné qui sert de scène trois corps d’hommes nus, dont seuls sont masqués les pieds, avec des chaussures, et la tête, avec un sac blanc. Une fois les regards des spectateurs tendus dans la même direction, une fois le silence en place, sons et images de Cuba – des dessins, des citations rapides, passés en boucle – annoncent le début du spectacle. Les trois corps nus – d’autant plus nus qu’ils sont entièrement épilés – se lèvent. Sur leurs têtes, une pile de sacs plastiques, qu’ils vont enlever un à un, de manière synchronique. Sur ces sacs, au marqueur, l’esquisse de visages ou des phrases de la rue, des bribes – qu’est-ce que tu aimes, combien tu paies, actif, passif… Autant d’expression qui suffisent à établir un contact, pour se vendre, se négocier. Ainsi présentées, sur une telle matière, la prostitution est d’emblée placée dans le circuit de la consommation : on achète, on emballe, on jette le sac plastique. On prend, et on délaisse.

Une fois leurs visages dévoilés, la performance se déplace sur les corps d’Alaín Cantillo Moreno, César Milagros García et David Izaguirre León. Désormais, il s’agit de mettre en valeur les rapports de force engagés dans chaque relation sexuelle, et la violence réelle ou symbolique qu’ils contiennent. Cette violence est traduite sur scène par tout un travail sur les limites des corps, authentiquement éprouvés par chaque représentation. Après quelques minutes de lutte, l’un après l’autre se soumet donc à une performance, d’intensité variable.

Le premier, par un rituel composé de plusieurs gestes qu’il répète un nombre infini de fois, assimile les baisers au rouge à lèvre à des stigmates, les rapports sexuels à des performances physiques et sportives, les caresses à des claques. La douleur qu’il s’inflige frôle l’insupportable, et s’inscrit dans sa chair quand ses cuisses rougissent, sous l’effet du rouge à lèvres mais aussi des coups par lesquels il rythme ses marches martiales. Tandis que son corps se recouvre de sueur, que sa vulnérabilité s’accroît à mesure qu’il se fatigue, les deux autres, derrière, suggèrent de nouvelles analogies – en activant une pompe par exemple. Quand ils finissent par s’approcher de lui, c’est pour faire durer encore son supplice, et l’obliger à manger d’un seul coup 3, 4, 5 bananes. Chaque reprise de ces microchorégraphies, obsessionnelle, éprouve la perception. La répétition étire le temps, car chaque seconde devient prévisible. Le spectateur connaît chaque fois mieux les étapes à venir, même si d’infimes variations regagnent son attention et l’empêche de se détourner.

Un interlude met fin à cette première séquence, avec l’intervention d’un premier « expert de la vie » comme il est désigné, un avocat, qui vient rappeler quelques éléments de droit sur le statut de la prostitution à Cuba. La violence ne disparaît pas tout à fait avec cette intervention, par le contraste mis en place entre ces corps nus et éprouvés le costume net et le discours policé de Rufino Nápoles Quiñones. La voix ainsi réintroduite, le deuxième round propose comme fond visuel et sonore le témoignage de deux femmes, tandis qu’au premier plan, un des performers vient porter de lourds sacs de gravats, qu’il vide les uns sur les autres et qu’il envoie valser dans les airs avec une pelle. Ce matériau, difficile à manipuler, qu’il semble impossible de transcender, qui résiste à toute forme d’esthétisation, paraît une métaphore de celui que les artistes charrient. Mais l’énergie vaine dépensée à de tels déplacements disent aussi le caractère laborieux de la prostitution, l’esclavage qu’il peut représenter. La douleur physique resurgit quand l’homme se place sous la pluie lourde qu’il s’entête à créer et recréer, sans relâche, tandis que le sol se couvre de ces gravats, et envahit tout l’espace.

Nouvel interlude, par un nouvel expert de la vie, qui vient chanter cette fois. Le numéro n’est pas purement gratuit, car il s’ensuit d’un témoignage. Andy Ruano Medina raconte comment la singularité de sa voix, particulièrement aigüe, dérange, et l’oblige à se travestir, afin de pouvoir vivre de son art. Si l’on peut voir là une nouvelle forme de prostitution, le contraste introduit par cette autre modalité de présence et les questions nouvelles qu’elle pose, est cette fois trop grand pour ne pas que l’intervention paraisse un peu hors sujet. Sans la transition qui aurait été nécessaire, le troisième des performer s’installe ensuite, pour battre des œufs en neige entre ses cuisses, avant de manger la texture produite. La performance est moins spectaculaire – en partie parce qu’elle n’a pas fondée sur la répétition – et donne un mouvement de décrescendo à l’ensemble du spectacle. Mais elle permet le passage, par la farce, à la joie. Les trois hommes se retrouvent en effet pour un dernier temps et s’embarquent dans une bagarre joueuse, mais aux risques réels quand ils glissent et tombent nus sur les gravats. L’élévation opère tout de même, et le lieu d’abord occupé – dans un sens politique – devient progressivement habité, pour un moment de vie.

En guise de conclusion, le spectateur est renvoyé à lui-même par des questions qui lui sont posées, par l’entremise de l’écran : qu’est-il venu voir, combien a-t-il payé… Sa posture de client et de voyeur est mise en avant, et élargit encore le sens de la prostitution. Mais ce moment réflexif est trop rapide, et souligne le fait que la structure, les équilibres et les agencements de l’ensemble sont incertains. Le fil supposé lier chaque performance et chaque intervention se distend, et l’intensité première se dilue. Il apparaît finalement dans cet ensemble composite que le propos est le plus paradoxalement audible quand la représentation passe par les corps, dans un dialogue purement fondé sur la sensibilité avec les spectateurs.

Malgré ces faiblesses, il faut néanmoins prendre la mesure d’un tel spectacle en le recontextualisant. D’un point de vue européen, la proposition est relativisée par le travail d’artistes tels que Jan Fabre, et tout particulièrement son spectacle Le Pouvoir des folies théâtrales. Mais la potentielle censure qui pourrait frapper cette œuvre, par son rapport à la morale et au droit, amplifie sa portée. Et plus encore que les questions charriées, son originalité tient aux nouvelles modalités de création qu’il met en jeu, fondées sur l’enquête sur le réel, et qui amènent à explorer de nouveaux rapports au public. C’est la raison pour laquelle Baquestribois s’est vu décerner le Prix Villanueva de la critique. L’UNEAC – Union des écrivains et artistes de Cuba – a voulu par ce choix reconnaître la force d’impact de ce type de projet et cristalliser ce qui pourrait être une nouvelle tendance du théâtre cubain, une nouvelle vibration, dans un paysage relativement figé.

 

F.

 

Pour en savoir plus sur « Baquestribois », rendez-vous sur le site de l’UNEAC.

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