« Traviata. Vous méritez un avenir meilleur » mis en scène par Benjamin Lazar aux Bouffes du Nord – fête galante crépusculaire

Aux Bouffes du Nord, la saison théâtrale est inaugurée avec un spectacle qui y a été créé en 2016 : Traviata. Vous méritez un avenir meilleur, conçu par Benjamin Lazar, Florent Hubert et Judith Chemla. La suppression de l’article et l’ajout d’un sous-titre annoncent d’emblée une adaptation du célèbre opéra de Verdi, par ces trois artistes. Le premier signe la mise en scène, le second, l’arrangement de la musique, et la troisième tient le rôle principal de Violetta. Entourés d’une équipe de chanteurs-musiciens-acteurs, d’une polyvalence extraordinaire, tous trois enrichissent le drame de Dumas fils de quantité de nuances grâce au théâtre et grâce à l’humour.

La salle des Bouffes du Nord constitue à elle seule un décor, mis en valeur par un grand voile de tulle pendu depuis les cintres qui envahit l’espace scénique aux contours incertains, qui s’avance jusqu’aux pieds des spectateurs du premier rang. Une fois la salle plongée dans le noir, un brouhaha annonce l’arrivée de quantité de silhouettes équipées de petites lumières blanches, qui créent des ombres ou s’éclairent. Les affinités de Lazar avec l’art baroque se manifestent aussitôt par la création de clairs-obscurs, des silhouettes de fleurs et d’instruments, un tissu translucide qui floute l’ensemble, un miroir, et plus tard, une tombe qui sert aussi de couche – « from womb to tomb », dit le proverbe anglais. Ne manque qu’une grotte pour compléter l’ensembl ; la porosité intérieur-extérieur sera à la place cultivée par des fleurs éparpillées dans des vases, posés à même le sol, des troncs et des branches, et de la fausse fumée qui suggère de la brume.

L’ambiance est à la fête. Au milieu des chants et de la musique plus moderne que romantique, retentissent des rires, des cris, des paroles prononcées en français ou en italien. La « fantasia », comme elle sera par la suite désignée, est longuement installée, relatant avant même de premiers chants ou dialogues la vie de bohème de Violetta. L’entrée dans la narration se fait avec l’arrivée décalée d’Alfredo, qui l’aime depuis un an, qui est venu prendre de ses nouvelles chaque jour quand elle était malade sans jamais dévoiler son identité. Il est désormais là, des fleurs à la main, mais Violetta joue avec lui et le met à l’épreuve. Le chant se mêle au dialogue, ou l’inverse, et la fête se poursuit et se dissipe dans l’aurore. Violetta se promène alors dans les rues désertes de Paris, en se demandant si elle peut s’autoriser à aimer. Des femmes ont beau lire dans les lignes de sa main un destin sombre, elle prend la décision d’aimer et de se laisser aimer par Alfredo.

Le roman d’Alexandre Dumas fils, devenu une pièce de théâtre, devenue un opéra, relate ensuite l’histoire d’un amour impossible entre une courtisane et un homme de bonne famille, qui compromet par cette relation la réputation des siens. Cette adaptation à six mains ne s’attache pas à restituer toutes les pièces de musique qui composent l’opéra. On retrouver les airs les plus connus – à commencer par le tube Libiamo – mais les arias sont parfois écourtés, et les récitatifs sont tantôt chantés, tantôt parlés, ou tout à la fois parlés et chantés. Ainsi remasterisée, l’œuvre de Verdi est ramenée à deux heures.

Ce n’est pas un souci d’économie de temps qui guide ce choix. Il s’agit plutôt de rétablir de la nuance, là où l’articulation de la musique, des paroles et du chant tendent à circonscrire nettement le sens. Quand Violetta quitte Alfredo pour sauver son honneur et celui de sa famille, la musique ne laisse aucun doute sur le fait qu’elle prend cette décision à contre-cœur, malgré les paroles rassurantes qu’elle adresse à Alfredo. La scène précédente, au cours de laquelle le père d’Alfredo supplie Violetta de délaisser son fils, s’éloigne en revanche d’un manichéisme grossier grâce à un jeu presque exclusivement théâtral, que la musique ne vient pas surligner. Dans cette scène, le chant passe au second plan, à la faveur de dialogues réécrits, quelquefois ponctués de phrases musicales De cette façon, le vœu que Giorgio adresse à la jeune femme, « Vous méritez un avenir meilleur », reçu comme une promesse par le public au début du spectacle, est dépouillé de tout sarcasme. Dans l’acte III, un autre exemple démontre comment cette émancipation de la partition originale parvient à la recharger de sens. Lorsqu’Alfredo retrouve Violetta mourante, le chant de Damien Bigourdan est pianissimo, il frôle la voix parlée et suggère ainsi une émotion difficilement contenue, en même temps qu’une fragilité qui pressent la mort inévitable.

L’hybridation de l’opéra par le théâtre permet également d’émailler d’humour le drame de la courtisane atteinte de phtisie que l’amour ne pourra sauver. Ce parti pris de légèreté se manifeste de manière évidente avec la scène qui ouvre le troisième acte, scène de dialogue entre un médecin fournisseur de drogues et Flora, l’amie de Violetta à l’origine des deux fantasias qui encadrent l’opéra. La situation offre l’occasion de commenter de manière aussi érudite que comique l’actualité théâtrale et scientifique de l’époque, et le caractère effrayant de l’art photographique qui se développe. De manière plus diffuse, une ironie constante est entretenue par un jeu contemporain qui modernise l’œuvre et révèle les qualités théâtrales des chanteurs lyriques, ou les talents lyriques de l’actrice Judith Chemla. Cette dernière se distingue tout particulièrement par l’énergie physique qu’elle confère à son personnage, malgré la maladie qui le ronge, et les innombrables mimiques dont elle colore ses paroles.

Cette ironie est également cultivée par l’insertion de phrases parlées dans des dialogues chantés. Ces phrases servent autant à dédramatiser la musique qu’à permettre de traduire les paroles des airs interprétés. Quand ce ne sont pas les chanteurs-acteurs qui prennent en charge la traduction, elle est confiée à des surtitres, qui parfois s’émancipent de toute parole prononcée sur scène et racontent seuls le cadavre déterré de Violetta entre deux actes – image saisissante qui annonce le dénouement morbide –, ou recensent ses biens à sa mort. Les rapports entre langue chantée, langue parlée et langue écrite, jamais systématiques, imprévisibles, tissent de cette façon une dramaturgie de la parole et de l’écoute très fine, qui dégage de nouveaux interstices et enrichit encore la partition d’origine de tonalités.

Cet art de l’ironie se retrouve également dans l’interprétation des huit musiciens. Il se manifeste en premier par la présence d’un accordéon au milieu des cordes, des bois et des cuivres, qui donne un côté bal musette à l’opéra et l’allège de sa pompe. Cet orchestre qui n’est pas relégué en fosse, qui ne joue pas sous la baguette d’un chef mais qui s’autodirige, est totalement libre de ses mouvements, car ses membres connaissent leur partition par cœur. Présents en continu sur scène, se servant de leurs instruments comme accessoires quand ils n’en jouent pas, ils jouent un rôle déterminant dans la création de l’atmosphère de fête galante crépusculaire. Plus encore, entrant régulièrement en interaction avec les personnages-chanteurs, ils se révèlent à leur tour acteurs et actrices, et chanteurs et chanteuses.

La virtuosité de toute cette équipe se manifeste le plus clairement dans cette capacité à travestir la partition musicale, le chant ou le jeu, à jouer de la clarinette allongé par terre ou à chanter dans les bras d’un autre, à passer de Verdi à des tonalités plus jazz ou pop, à mêler dans une même phrase le chant lyrique et des paroles triviales. Les couches de sens se multiplient ainsi à partir d’un matériau qui en est déjà saturé, ou resurgissent par la mise à distance, le refus d’allégeance totale, de façon à faire coexister de manière profondément baroque l’humour et l’émotion, dans un équilibre très fin qui exacerbe l’un comme l’autre.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Traviata. Vous méritez un avenir meilleur », rendez-vous sur le site des Bouffes du Nord.

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