« Stabat Mater » de La Phenomena et La Tempête aux Bouffes du Nord – libre interprétation de Scarlatti depuis notre sensibilité contemporaine

Aux Bouffes du Nord, quelques semaines après la reprise de Traviata. Vous méritez un avenir meilleur de Benjamin Lazar, un nouvel objet hybride, au croisement de la musique et du théâtre, est programmé, cette fois inspiré par une pièce sacrée de Domenico Scarlatti : le Stabat Mater. Cette création est née de la collaboration de la compagnie de théâtre La Phenomena et de l’ensemble La Tempête, « compagnie vocale et instrumentale ». Maëlle Dequiedt signe donc la mise en scène, et Simon-Pierre Bestion la direction musicale et les arrangements. D’une œuvre baroque sacrée, les artistes proposent une libre variation musicale et théâtrale, sous la forme d’un cadavre exquis qui vient aiguiser l’écoute et interroger la capacité de la musique ancienne à atteindre notre sensibilité contemporaine.

Dès la distribution, un certain éclectisme se manifeste au sein de la compagnie de La Tempête, avec des interprètes à double ou triple talent – Guy-Loup Boisneau, ténor, percussions et piano ; Lia Naviliat-Cunci, soprano et flûte traversière ; René Ramos-Premier, baryton et piano ; Hélène Richaud mezzo-soprano et violoncelle –, qui parfois mêlent les genres : Annabelle Bayet, soprano  et basse électrique ; Jean-Christophe Brizard, basse et accordéon ; Vivien Simon, ténor, scie musicale et piano. La mention « d’après Domenico Scarlatti » prend aussitôt son sens, ainsi que la mention des « arrangements » de Simon-Pierre Bestion. Du point de vue scénique, une telle hybridité se retrouve dans la coprésence de hauts gradins, d’un piano, de tabourets en formica et d’une cuisinière à gaz qui semble s’être échappée d’un spectacle de Matthias Langhoff. L’arrivée de 14 personnes d’un seul coup brouille encore les codes : se côtoient des tenues chics et d’autres sportswear, des chemisiers à fleurs et des survêtements, des costumes et des baskets compensées. Le trouble dans le genre musical et vestimentaire est redoublé par un trouble dans le genre-gender, avec de grandes jupes portées par des hommes.

Tous se disposent dans les gradins (évoquant un instant One Song de Miet Warlop), avant que retentissent les premières notes du Stabat de Scarlatti, les plus connues de l’œuvre. La précision du chant est aussitôt mise au défi d’un accompagnement non canonique, à la guitare basse électrique, la batterie, l’accordéon ou le tuba. Ces instruments font entendre différemment la musique, en en révélant le caractère potentiellement pop, rock, musette ou jazz – bien loin de l’image de la mère éplorée au pied de la croix du Christ que décrivent les paroles, et bien plus proches de nous. Face à ces tonalités, les voix se doivent de conserver la netteté du chant baroque pour ne pas se laisser entraîner à des portés variétoches que pourraient encourager l’accompagnement musical.

Pendant le premier chant, un homme se lève, fait le tour du plateau recouvert d’une bâche, sonore à chacun de ses pas, avant de se retirer. Par son mouvement, il invite d’emblée à congédier une écoute religieuse de la musique, et à regarder en plus d’écouter. Après lui, deux autres – qui ne chantaient pas non plus dans le grand ensemble formé sur le gradin – le suivent en coulisses. Le premier revient avec une grande toque, suivi des deux autres, puis d’un quatrième. Les surtitres annoncent entre temps neuf tableaux, dont le premier se déroule vers 1700 à Rome. Les quatre membres de La Phenomena proposent alors une chorégraphie spatiale et réclament des trésors aux musiciens qui défilent devant eux et déposent une partie de leurs biens dans une petite cassette, avant d’interpréter une scène de conclave burlesque au cours de laquelle ils se disputent le titre de pape comme des animaux dans une arène, à coups de toques en papier.

S’ensuivent huit tableaux, tous différemment teintés d’humour, où la musique paraît de prime abord reléguée au second plan avant de resurgir par un côté chaque fois inattendu. Les tableaux annoncés par des titres projetés sont non seulement déconnectés les uns des autres, mais plus encore de l’œuvre d’origine. La lecture de la lettre d’un fils à sa mère évoque bien la commande d’une œuvre sacrée qu’a reçu Scarlatti de Rome, qui précède le récit fantasmé de l’incendie de la chapelle Saint-Pierre. Mais pour le reste, les scènes sont inspirées de loin en loin par la musique, nées d’improvisation comme le confie Maëlle Dequiedt, qui dit avoir voulu voir ce que la musique pouvait générer de gestes, d’images, de paroles et de fictions éphémères.

Dans cet ensemble composite, la figure de la mère constitue malgré tout un fil rouge. Après la lecture de la lettre, vient un dialogue mère-fille pris en charge par une seule actrice, ou une scène entre une mère et son fils qui se retrouvent après des années de silence et s’engagent dans un bras de fer – scène qui puise sans doute encore dans la biographie de Scarlatti. D’autres tableaux se dispensent de la figure maternelle, comme celui du « Musée », récit d’un souvenir d’enfance au Louvre pris en charge par Frédéric Leidgens, d’une expérience esthétique qui lui donne accès aux enfers – moyen d’introduire un autre morceau connu de ce Stabat, l’« Inflammatus ». Dans chacune de ces scènes, la finesse du jeu des quatre interprètes, Youssouf Abi-Ayad, Émilie Incerti Formentini, Frédéric Leidgens et Maud Pougeoise, est remarquable. Si le comique domine, l’émotion affleure à plusieurs reprises, de manière beaucoup plus pudique que dans la pièce musicale d’origine.

Les visions créées ne sont pas purement plaquées sur la musique, qui se retrouverait ramenée au rang de pur prétexte. Maëlle Dequiedt partage en effet avec Simon-Pierre Bestion la conviction que cette musique a quelque chose de « pictural », qu’elle a la capacité à faire surgir des « visions plastiques fortes ». Tous deux le démontrent en ménageant des visions en effet saisissantes, créées avec des matières de fortune. Aux antipodes de l’apparat des églises, de leurs dorures et leurs arches majestueuses, sont choisies ici des matières brutes, vulgaires même : des bâches, du papier, des pelures de pommes de terre, des flammes domestiques ou de l’eau qui s’écoule désolée. Ces images, en contradiction avec la musique et ses paroles, produisent des frottements qui viennent cueillir la sensibilité, la mettre en alerte en titillant notre volonté de leur trouver un sens. Ceci quand notre perception n’est pas captée par l’émotion que procure la disparition de l’orchestre et du chœur derrière une grande bâche noir, ou la chute d’innombrables corps qui précèdent celle ralentie de l’immense Jean-Christophe Brizard, qui figure la mort sous un grand voile noir.

La mise en scène a ainsi été conçue de manière volontairement déconnectée de la musique, suivant une dramaturgie onirique de l’écart qui en explore les théâtralités – à rebours du Pape Clément XI qui commandait à Scarlatti un Stabat peu après avoir ordonné la fermeture des théâtres. Il s’agit dès lors d’observer ce que cette musique exprime aujourd’hui, les mémoires intimes et historiques qu’elle mobilise de manière désordonnée, et la faculté – ou la nécessité – de notre sensibilité à créer des ponts incongrus pour rejoindre une œuvre séparée de nous par plusieurs siècles. Ce qui est paradoxal, c’est que ces détours permettent de faire entendre la musique avec une oreille neuve, presque mieux qu’un enregistrement en studio multiplement retravaillé. Cette mise en scène décalée en révèle le caractère puissamment expressif, et parfois même entraînant, au-delà de l’esthétique des larmes qu’inspire le poème latin de Jacopone da Todi à l’origine de nombreux Stabat Mater. L’originalité de cette création est finalement qu’elle se permet ce que le théâtre s’autorise depuis bien longtemps : adapter une œuvre pour voir ce qu’elle peut encore nous communiquer d’images et d’émotions. L’opéra se risque à des transpositions contemporaines qui s’expriment surtout au niveau de la scénographie et des costumes, mais la musique reste souvent intacte. Ici, la démarche d’adaptation va jusqu’à l’arrangement de l’œuvre baroque, ce qui rend le geste profondément novateur et acquiert à cette musique un public jeune et enthousiaste.

F.

 

Pour en savoir plus sur ce « Stabat Mater », rendez-vous sur le site du Théâtre des Bouffes du Nord.

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