« Amathia » du Blick Théâtre au FMTM – portrait de l’Éducation nationale en ruines

Depuis mi-septembre, Charleville-Mézières vibre au rythme de la 22e édition du Festival Mondial des Théâtres de Marionnettes (FMTM). 86 équipes artistiques de 25 nationalités différentes ont été réunies pour 447 représentations dans une trentaine de lieux pendant 8 jours, sous la houlette de Pierre-Yves Charlois, directeur de l’événement. D’innombrables catégories justifient le pluriel « théâtres de marionnettes » : marionnettes portées, marionnettes à taille humaine, marionnettes à fils, marionnettes sur table, marionnettes à gaine, marionnettes articulées, marionnettes à doigts, marionnettes de papier, ombres, théâtre d’objet… – catégories parfois assorties d’autres, telles que théâtre, danse, performance. En haut du Mont Olympe, accessible par un pont qui part du Musée Arthur Rimbaud, la compagnie Blick Théâtre propose un spectacle qui porte les étiquettes suivantes : « Théâtre documenté, matière et marionnettes ». L’ordre annonce un propos avant une technique – propos qui manque à beaucoup d’autres propositions, dans lesquelles la virtuosité l’emporte sur la dramaturgie. Un propos qui plus est d’actualité en cette rentrée scolaire et politique : la ruine de l’enseignement public.

Le public nombreux et ponctuel se tient une demi-heure avant le début du spectacle devant la porte du gymnase. Une fois les portes ouvertes, il prend rapidement place et attend, face à une scénographie monumentale, qui contraste avec de nombreux autres spectacles qui privilégient un dénuement total. Sur scène, a été reconstitué une espèce de panthéon néoclassique, dont le faut marbre est par endroits cassé ou fendu. Des statues émergent des murs, entre deux colonnes, insituables dans le temps par leurs postures et leurs accessoires. Au-devant d’elles, se trouvent éparpillés des gravats, des seaux d’enduit, des chaises d’écolier, qui suggèrent que le monument décati est vaguement en chantier.

Le public qui se croit discipliné dans son observation attentive de cet espace à la fois familier et étrange se trouve bientôt repris par des « chut » qui s’intensifient et s’accompagnent de bouts de phrases qui en appellent au silence avec autorité. Ces voix non identifiées donnent l’impression d’être un public scolaire – comme celui qu’on voit dans plusieurs spectacles du festival, en effet volubile avant les représentations et très réactif pendant. L’effet comique perdure, nourri par quelques retardataires qui se dépêchent de monter les escaliers du gradin qui résonnent, jusqu’à ce que soit obtenu un silence presque parfait.

Alors qu’on a passé de longues minutes à observer cet espace inhabité, une statue s’anime et produit un effet merveilleux – celui que produisent sans doute sur les enfants les statues humaines, dans les rues d’Europe du Sud. L’immobilité parfaite se craquèle, les regards, visages puis langues se dégourdissent, et un concert de voix permet d’identifier les cinq êtres vivants emplâtrés comme des profs – de math, de géo, de sport, d’anglais… – qui essaient de retenir les prénoms des élèves, répètent des consignes, exposent leur motivation sans bornes, confient leurs stratégies pédagogiques, décrivent leurs relations aux élèves.

Leurs paroles confirment les premiers indices disséminés et font envisager la scène comme une allégorie de l’Éducation nationale. Lorsque du sable et des pierres tombent du plafond, ou que des murs se fissurent, les enseignants se voient obligés d’interrompre leurs cours pour se protéger, ou pour colmater les brèches avec de l’enduit. Parfois, c’est même un collègue qui s’effondre, qu’il faut alors réparer. Il leur arrive aussi de trébucher dans les débris, ou de se prendre les pieds dans une bâche qui devient robe ou marionnette. Quand ils parviennent à se maintenir debout, ils font entendre les éléments de langage irritants de la start-up nation, en décalage complet avec la réalité, font la liste des tâches innombrables qui leur reviennent outre les heures de cours, ou subissent, les yeux écarquillés, les remarques mesquines du prof bashing qui dessert encore leur cause.

Les cinq personnes au plateau ne sont pas qualifiées dans le programme. Ce n’est pas parce qu’elles sont ces espèces d’algues que désigne le titre du spectacle (qui signifie aussi, étymologiquement, « ignorance »), mais bien au contraire parce qu’elles sont tout à la fois statues, actrices, danseuses, marionnettes et circassiennes. Si parfois l’un ou l’autre se distingue, tous cinq restent constamment soudés pour rendre compte de l’état délabré de l’enseignement public. Le bilan dressé retentit avec force en cette rentrée où quantité de profs manquent malgré l’engagement pris par le gouvernement de garantir « un professeur devant chaque classe à la rentrée », où l’ambiance dans les équipes pédagogiques est minée par le « pacte enseignant » proposé pour pallier les manques de personnels et mettre en place une concurrence délétère, où quantité d’établissements souffrent de moyens matériels en plus de moyens humains… Ce spectacle, en effet documenté, constitue le premier volet d’un triptyque intitulé Se Krisis, dont les deux autres opus seront consacrés à l’hôpital public et le secteur culturel. Ne manquera qu’un volet sur la justice pour que compléter le tableau des ruines du service public en France.

Ces ruines-là n’ont pas le charme de celles d’Hubert Robert ; elles ne suscitent pas douce mélancolie et poésie. Elles produisent plutôt un effet d’impression puissant, régulièrement reconduit même si le rythme d’ensemble et les liens entre les scènes sont parfois lâches : la scénographie continue de se détériorer d’innombrables manières, tandis que les manipulations d’objets, de matières, de micros ou de corps permettent de figurer un nouvel aspect de la situation déplorable de l’Éducation nationale. Si la compagnie termine avec une note d’espoir, sur le sens qu’a encore le métier d’enseignant, l’inquiétude l’emporte. Le spectacle alerte ainsi sur la crise de l’enseignement public en mobilisant la sensibilité plutôt que l’intellect, et en offre, après les images éculées du mammouth et du Titanic qui s’enfonce dans les eaux, une autre représentation percutante.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Amathia », rendez-vous sur le site du Festival Mondial des Théâtres de Marionnettes.

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