« Drive Your Plow Over the Bones of the Dead » de Simon McBurney à l’Odéon – fable écologique sur ce qui nous relie

Retrouvailles avec Simon McBurney plus de dix ans après son mémorable Maître et Marguerite, présenté dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes. Une continuité profonde lie ce spectacle au dernier en date, Drive Your Plow Over the Bones of the Dead : il s’agit une nouvelle fois de l’adaptation d’un roman – Sur les ossements des morts dans sa traduction française, écrit par l’autrice polonaise Olga Tokarczuk, Prix Nobel 2018 – qui a pour figure principale une femme. Après Marguerite donc, Janina. Ou plutôt Mme Doucheyko, car le personnage déteste son prénom. Ce n’est cette fois pas la magie de Woland qui inspire le metteur en scène britannique, mais, de manière plus diffuse, une perception ésotérique du monde, qui relie les astres à la nature, les animaux aux hommes, le petit au grand. Avec ce spectacle, la compagnie Complicité nous embarque dans une grande fresque narrative aux accents écologiques, grâce à un langage aussi précis que sophistiqué et un jeu d’acteur fascinant.

La nouvelle nous est plusieurs fois répétée en amont : Kathryn Hunter, actrice de cinéma qui a également joué avec Peter Brook, est souffrante pour ce soir de première. Elle va être remplacée par Amanda Hadingue, elle-même remplacée dans les rôles qu’elle devait interpréter par Tamzin Griffin. L’insistance avec laquelle cette précision nous est donnée prend rapidement sens quand Amanda Hadingue arrive au centre du plateau, qu’elle se poste derrière un micro sur pied et s’adresse aussitôt à nous pour nous annoncer qu’elle va nous raconter une histoire en s’aidant de post-it colorés et de vers de William Blake. Cette prise de parole n’est pas un simple préambule : cette adresse et les appuis sur lesquels elle repose constituent en réalité l’essentiel du spectacle. Comme dans le roman, l’adaptation est en effet structurée autour de la narration de Janina Doucheyko, narration restituée presque au mot près par cette adresse simple au public, dans son rythme, son mouvement, ses allers-retours causés par des réminiscences et ses apartés. La responsabilité de l’actrice principale dans ce spectacle est donc immense, et la valeur du remplacement – déjà éprouvé au Barbican, à Londres –, d’autant plus grande.

Cet imprévu rend immédiatement attentif à la présence de l’actrice et à son jeu, qui d’emblée posent le personnage de Janina, son excentricité, son humour, sa fantaisie. Janina-qui-ne-supporte-pas-son-prénom est une femme de 65 ans qui se sent déjà sur la touche, qui nous raconte ses rituels du soir – se laver les pieds dans le cas d’un départ précipité à l’hôpital, boire de la valériane – et qui se lance dans le récit des événements extraordinaires survenus à côté de chez elle, quelque part en Pologne, près de la frontière tchèque, dans un endroit isolé où les voisins se comptent sur les doigts d’une main. Janina nous raconte donc comment elle a été réveillée par de violents coups à la porte une nuit, et comment « Cocasse » est venu la chercher parce que « Bigfoot » était mort. En même temps qu’elle relate la découverte du cadavre, elle nous présente ces deux personnages, l’origine des surnoms dont elle les affuble et les épisodes saillants de leur relation de voisinage.

Pour donner relief à son récit dès les premières phrases tempétueux, qui malmène la chronologie, et avec elle, les lieux, Simon McBurney place derrière l’actrice un chœur, dont on devine la présence à l’arrière-plan. C’est un chœur d’ombres, uniformisé par des manteaux à capuche noirs, qui danse autour de Janina et exprime la peur, l’effroi, la panique. Un chœur dont se dissocie parfois un corps, une figure, un visage, pour représenter le cadavre de Bigfoot étouffé par un petit os de biche, ou sa chienne Marysia qu’il maltraitait. Ce chœur sort pour la première fois de la pénombre pour incarner la police qui vient enquêter sur le cadavre, écouter les dépositions des témoins, puis, plus tard, pour recevoir Janina ou ses innombrables courriers, dans lesquels elle expose les résultats de sa propre enquête. Car les morts se multiplient dans tout le voisinage, au gré des saisons : après Bigfoot, meurent dans des circonstances très étranges le commandant de la police, le braconnier Boyaux, puis le Président de l’Association des amis des champignons. Tous ces hommes, notables de la petite commune, ont en commun une passion partagée pour la chasse, qu’ils pratiquent allègrement à la frontière. Janina proteste contre leurs carnages réguliers et en vient à interpréter ces meurtres en série comme les preuves d’une vengeance de la nature. Biches, renards, sangliers et mêmes oiseaux protestent contre la chasse et le braconnage – pour la jeune retraitée, cela ne fait pas l’ombre d’un doute !

Ce récit haletant est donc mené par Amanda Hadingue, tantôt au micro, tantôt en interaction avec ses partenaires, suivant une alternance extrêmement fluide permise par une maîtrise du rythme et de la technique. Au-delà du préambule, on comprend ainsi que l’enjeu de ce spectacle est avant tout de nous raconter une histoire. Les personnages gagnent en épaisseur à chaque phrase, chaque apparition, chaque mouvement, chaque analepse – grâce auxquelles par exemple remettre Bigfoot sur pied, et ainsi faire comprendre la violence odieuse qu’il exerce sur sa voisine et sa chienne. La densité romanesque que s’attache à préserver l’adaptation est encore perceptible dans le réseau de sens qui se tisse, grâce aux motifs qui reviennent, les plongées dans le temps, la géographie des espaces qui se constitue, les détails qui ne sont pas indispensables à la conduite du récit mais qui réjouissent et produisent une impression de luxe. Tout cet arrière-plan narratif prend littéralement corps sur scène grâce au chœur des ombres, qui dansent avec des chaises en bois et découvrent les épaisseurs successives dont elles sont recouvertes pour révéler leurs différents rôles (policiers, médecin, écoliers, chasseurs…), et grâce à des images vidéo, des lumières, ou, de manière plus onirique, des vêtements suspendus à des cintres qui s’élèvent et deviennent cimes d’arbres.

L’esthétique de ces projections qui ouvrent l’espace de la scène est changeante, entre images réelles, dessins et figurations symboliques. Dans la deuxième partie du spectacle, le dispositif technologique dessine sur le fond de la scène des stries qui désignent les stores d’un bureau de police – vision qui rappelle certaines images de Némésis, autre adaptation récente d’un roman de Philip Roth, par Tiphaine Raffier. Mais la plupart du temps, la verrière, quand elle ne joue pas de sa transparence, sert d’écran permettant la projection d’ombres qui se superposent à des traits à la craie pour les séances de chasse, d’une vidéo Youtube qui montre un cerf attaquant un chasseur, d’un décor filmé pour la célébration d’un office religieux, ou de dessins mouvants qui rendent compte des recherches astrologiques de Janina, qui s’efforce de relier tous les événements entre eux et de comprendre les morts successives à partir des dates de naissance des victimes et de la position de Saturne dans leur horoscope. Les mouvements au plateau comme les images vidéo n’ont pas une fonction purement illustrative. Leur articulation extrêmement précise et virtuose, appuyé sur le son – volontiers strident ou saturé pour quelques secondes afin de rendre compte d’une impression ou créer une ambiance – exerce plus profondément un travail sur nos sens qui immerge dans le récit, et plus encore dans la perception de Janina, cette défenseuse des animaux militante, cette professeure d’anglais, cette ancienne ingénieure, ce corps vieillissant qui fait des cauchemars d’enfant qui suggèrent une mémoire familiale traumatique.

L’abondance narrative submerge à certains moments, mais on se laisse de bonne grâce embarquer, aiguillonnés par la logique de suspens que nourrit la découverte de nouveaux meurtres. Dans ce flux, les citations de William Blake – que Janina traduit un soir par semaine avec un ancien élève – constituent des points d’orgue qui viennent souligner la portée de la réflexion de Janina sur notre rapport à la nature, aux animaux, au vivant. Olga Tokarczuk, par la voix de son personnage, dénonce en creux la chasse et le braconnage, et souligne les incohérences profondes de nos comportements et de nos habitudes alimentaires. Quand le message pourrait prendre le pas sur la narration, celle-ci est relancée par l’apparition d’un nouveau personnage, comme la Dame grise, figure d’écrivaine entourée de livres qui écrit des histoires d’horreur, ou Boros, entomologiste qui offre une soirée de joie pure à Janina et Cocasse – joie que l’on partage car elle constitue un apaisement de la narration et qu’elle permet à la sensibilité de Janina et son entourage de se déployer, et de convoquer le souvenir de Cataract Valley, adaptation d’un texte de Jane Bowls réalisée par Marie Rémond, il y a quelques années.

Dans cette immersion progressive, de plus en plus conquise, l’entracte produit l’effet d’une brutale interruption que les précédentes syncopes ne suffisent pas à préparer. La magie s’effondre le temps d’une pause dispensable, et peine ensuite à œuvrer. Viennent encore un bal masqué fantasmatique et de nouveaux meurtres, mais le dénouement en forme de coup de théâtre tend à aplatir tout ce qui précède, en restaurant une féroce logique là où régnaient poésie et symbolisme. De nouvelles images saisissantes sont créées, et jusqu’au bout reste fascinante la précision du jeu d’Amanda Hadingue et des membres du chœur qui l’entourent, qui prennent un à un corps et visage à la faveur de l’un ou l’autre personnages qui constituent son monde. Le spectacle reposant entièrement sur le roman d’Olga Tokarczuk auquel McBurney reste fidèle, si la fin déplaît, il n’est rien d’autre à faire que déplorer le fait qu’elle donne finalement tort à Janina, qu’elle fragilise sa pensée écologique et ramène le public, séduit par son monde de signes où toutes les choses sont étroitement reliées entre elles, à des considérations triviales. Ce dénouement nous renvoie à notre réalité avant même la fin du spectacle, qui jusque-là parvenait à élargir notre imaginaire et notre sensibilité, à nous ouvrir à d’autres appréhensions de la nature et des relations humaines.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Drive Your Plow Over the Bones of the Dead », rendez-vous sur le site du Théâtre de l’Odéon.

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