« Cataract Valley » de Marie Rémond aux Ateliers Berthier – « théâtre de la conscience et des voix intérieures »

Dans la mémoire d’un spectateur, certaines performances d’acteurs gardent un relief singulier malgré le temps qui passe. Elles s’y sont imprimées de manière durable, au point, qu’avec elles, on ne cherche jamais le nom qui d’ordinaire échappe, que l’on met un moment à retrouver, qu’on a sur le bout de la langue. Dans ces cas-là, le spectacle, et plus particulièrement le jeu d’un acteur, a acquis la force d’un souvenir intime, inoubliable, inépuisable presque. Tel était le cas de l’interprétation de Marie Rémond, lorsqu’elle jouait Yvonne, princesse de Bourgogne dans la mise en scène de Jacques Vincey. Son corps désarticulé, son immense fragilité soumise à une violence tout aussi grande, et en même temps la puissance de son idiotie qui trouble, désempare, et finit par exercer une violence comparable sur ceux qui se déchaînent contre elle, étaient mémorables.

Ce rôle, pour lequel l’actrice a reçu le Molière de la révélation féminine en 2015, l’a certainement aidée à mener ses autres projets par la suite. Depuis, elle a en effet joué avec d’autres grands metteurs en scène de notre époque, et s’est essayée à la création de spectacles. Pour autant, elle ne se désigne pas comme metteure en scène dans sa biographie. De même, pour Cataract Valley, qu’elle présente en ce moment aux Ateliers Berthier, elle ne signe qu’un « projet » – alors que le spectacle qu’elle co-met en scène avec Thomas Quillardet est bien abouti. Ces expressions paraissent manifester une espèce de pudeur, de discrétion, alors que par ailleurs la marque de Marie Rémond s’impose avec force, en tant qu’auteure du spectacle ainsi qu’en tant qu’actrice. Mais alors qu’on croit son personnage au centre du spectacle pendant un temps, on découvre que son véritable foyer est ailleurs. Ces déviations, du programme de salle à la composition du spectacle, reflètent celles que suit avec une attention minutieuse Jane Bowles, dans la nouvelle qu’adaptent les deux metteurs en scène.

Le texte que Marie Rémond a choisi, intitulé Camp Cataract, évoque l’univers de Virginia Woolf. Il dépeint un monde dominé par des femmes, nerveuse, qui s’épanchent dans des lettres ou face à des interlocuteurs transformés en purs supports, entraînées par le flux de pensées qui les déborde et suivant jusqu’à se perdre le fil fébrile de leur inquiétude. Comme Mrs Dalloway, Jane Bowles donne en effet à voir des femmes troublées, qui cherchent leur place dans le monde dans lequel elles vivent, qui veulent s’affirmer et s’émanciper, mais craignent en même temps le scandale et trouvent plutôt refuge dans la décence, révélant que les conventions avec lesquelles elles se débattent sont totalement intériorisées – et alors plus efficaces encore.

Elles sont trois sœurs dans Camp Cataract. La première a fui dans ce lieu qui donne son titre à la nouvelle, mais avec les encouragements du médecin de famille qui donne son assentiment à ses envies d’ailleurs. Elle est la folle officielle de la famille, celle qui a hérité du gène déviant de la grand-mère et qui « fait des crises ». Pour se soigner, elle est donc partie au milieu des pins, près d’une cascade. On pourrait croire à une retraite au milieu de la nature pour personnes fragiles – comme on allait autrefois aux bains, ou prendre les eaux en Suisse –, mais ce lieu-là prend des allures de camp de vacances, avec ses membres, son restaurant, ses sorties organisées au cinéma et son magasin de souvenirs. Il n’empêche, Harriet fait des exercices d’imagination dans son bungalow, part faire des excursions en canoë, ou raconte à Beryl, qui travaille dans le camp, qu’elle voudrait que sa fuite ne soit plus perçue comme une fuite, qu’elle voudrait passer de plus en plus de temps à Camp Cataract, pour que cet endroit devienne son chez-elle, et qu’à l’inverse la civilisation devienne une fuite, alors invisible pour les autres, pour que ses séjours n’étonnent plus, n’offusquent plus, et ainsi désamorcer l’émoi que suscitent chaque fois ses départs.

Cet émoi, il est surtout celui de la deuxième des sœurs, Sadie, qui écrit des lettres à Harriet depuis l’appartement familial, où vivent les trois sœurs et le mari de la troisième. Dans l’intimité de l’épistolaire, Sadie exprime ses craintes de voir Harriet prendre goût à la liberté, là-bas, dans les arbres, et tente tant bien que mal d’y opposer leur vie à l’appartement, dans la sécurité qu’apporte un toit, l’assurance que procure une famille. Sa fragile argumentation, qu’elle reprend inlassablement même une fois la lettre envoyée, paraît en réalité s’adresser à elle-même plutôt qu’à sa sœur. Son monologue intérieur qui lui chatouille constamment les lèvres quand elle est seule, trahit une inquiétude, laisse entrevoir un battement – d’envie peut-être.

Face à son agitation, la troisième des sœurs, Evy, est elle-même gagnée par l’inquiétude, celle de voir la deuxième peut-être atteinte de la folie familiale elle aussi, alors que c’est Harriet qui joue d’ordinaire le rôle de la malade. Elle interprète les moindres signes de divagation que le comportement de Sadie pourrait révéler – et ils abondent –, et lui crie dessus pour tenter de conjurer la malédiction. A exprimer ainsi ses craintes et répéter qu’elle, par comparaison, est normale, qu’elle, est mariée, qu’elle, travaille et se rend chaque jour à son travail « nette et propre », elle laisse à son tour entrevoir qu’elle est elle aussi atteinte de cette folie qu’elle refoule – qui n’est probablement rien d’autre qu’une nervosité un peu aigüe, une hypersensibilité, une crainte d’être folle qui titille la folie.

Au milieu de ce que des médecins du XIXe siècle auraient probablement identifié comme de l’hystérie féminine, il y a le mari d’Evy, seulement soucieux de manger sa viande et ses pommes de terre et qui acquiesce à tout ce que dit sa femme pour ne pas être embarqué dans un conflit. Au camp, il y a aussi Béryl, soutien inconditionnel d’Harriet, qui l’admire avec dévotion de s’aventurer seule en canoë, mais qui révèle un visage féroce au moment de la préserver de sa sœur, lorsque Sadie fait irruption sur le camp pour dire à Harriet tout ce qu’elle n’a pas réussi à lui écrire dans sa lettre et qui depuis la fait frémir comme une feuille. On trouve également dans ce lieu inqualifiable une femme misanthrope qui fait des lectures sur le pouvoir hypnotisant des chutes d’eau, et un vendeur de souvenirs déguisé en indien.

Le choc de la ville et de la nature est atténué sur scène. Au milieu des pins, sapins et souches qui dégagent une bonne odeur d’épines et de mousse et rappellent Noël en ce début de mois de juin, se dégage à jardin une alcôve aux parois en particules de bois. Cet espace accueille tantôt Harriet qui prépare ses expéditions, tantôt Sadie qui met le couvert dans l’appartement familial, aux fenêtres alors protégées de voilages en dentelle. Cette porosité des lieux figure la fragilité de la frontière qui échoue à séparer la folie de la santé. Plus encore, même quand l’intrigue se déporte pour de bon à Camp Cataract, l’intériorité des personnages prend la forêt pour décor de leurs visions troubles. La perception se scinde entre les sœurs, le délire prend le pas sur la réalité, et deux versions de la même scène en viennent à être proposées l’une à la suite de l’autre.

Mais Marie Rémond traduit surtout ce trouble de la perception qui modifie le réel en entraînant tous les acteurs réunis sur le fil de son jeu si singulier. Avec elle et autour d’elle, le burlesque et le tragique se côtoient de près. Le langage déborde les mots trop étriqués et répand les intentions qu’il tente de traduire dans tout le corps, vibrant, des pieds rentrés en-dedans ou nerveusement secourés à la tête, des mains nouées au dos, voûté ou raide. Cette direction donne lieu à une performance mémorable de Caroline Arrouas, qui donne corps au personnage de Sadie – performance qui trouvera sans doute sa place dans le panthéon des rôles mémorables, aux côtés de celle de Marie Rémond en Yvonne.

Un tel jeu manifeste toute la profondeur de cette écriture chargée d’implicite, qui effleure délicatement des abîmes sans en avoir l’air, derrière un humour tendre, et qui substitue à l’idée d’action l’intensité de la vie consciente et des émotions – finalement bien plus spectaculaires. Dans le spectacle comme dans la nouvelle, il ne se passe trois fois rien, ou presque, mais cette adaptation donne de l’ampleur à ce théâtre de l’âme – ce « théâtre de la conscience et des voix intérieures », comme Jean-Louis Chrétien qualifiait Les Vagues de Virginia Woolf –, qui peut être déployé par le théâtre tant il est dense, fait de multiples facettes, comme une mosaïque dont chaque fragment renferme à lui seul des trésors de nuances. Cataract Valley se révèle finalement une rencontre, la rencontre réussie d’une lectrice également metteure en scène et actrice, avec une auteure et ses personnages, dont elle pénètre l’hyper-sensibilité avec la sienne et celle des acteurs qui l’entourent.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Cataract Valley », rendez-vous sur le site de l’Odéon.

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