Sept ans plus tard, Peter Brook et Marie-Hélène Estienne présentent à nouveau Fragments aux Bouffes du Nord. Néanmoins les deux artistes prétendent que l’on ne reprend pas un spectacle, qu’on le refait, et l’abordent ainsi comme une création, bien que les éléments soient les mêmes qu’en 2008. Ils donnent ainsi à entendre plusieurs courts textes de Beckett, avec pour objectif de mettre en valeur son humour, sa dimension véritablement comique, au-delà de sa réputation de désespéré. Le spectacle qui en résulte est d’une simplicité déconcertante, et d’une véritable efficacité en ce début d’année.
7 janvier 2015. Cet après-midi a eu lieu l’attaque de Charlie Hebdo, le journal satirique qui se servait précisément du rire et de la caricature pour dénoncer la vérité. L’ambiance est pesante dans tout Paris, en France, et même dans le monde, mais il est nécessaire de lutter contre la barbarie, en continuant d’aller au théâtre, en promouvant la culture, en encourageant les artistes. Et venir aux Bouffes du Nord est au moins aussi important que de se retrouver Place de la République où s’est improvisé un premier rassemblement. C’est dans ces circonstances que sont entendus ce soir-là les textes de Beckett, et non d’un autre, même si on les écoute en anglais, et même si probablement n’importe quel auteur aurait pu résonner avec force ce soir, car il s’agit toujours de l’homme et de valeurs universelles, et que c’est précisément pour cela qu’on lit encore et toujours et que l’on ne cesse d’aller au théâtre.
Dans l’attente qui précède chaque représentation, alors que le public est partagé entre les nouvelles du jour et l’anticipation du spectacle à venir, dans cette salle aux allures d’église, de lieu de culte – la religion en moins –, arrive Peter Brook. Il a près de quatre-vingt dix ans, il marche mal, chaque pas semble être une souffrance, mais il détourne vite notre attention de lui-même pour prendre la parole en français. En quelques mots, sans emphase ni recherche, il exprime son sentiment à l’égard des événements et souligne l’urgence d’être là, réunis par l’art, solidaires, avant de proposer une minute de silence émouvante.
Et sans transition possible, on passe de l’actualité brûlante aux saynètes de Beckett, la farce d’un aveugle et d’un estropié qui tentent d’unir leurs forces en vain (Fragments de théâtre I) ; le chant lancinant d’une femme qui ressasse des bribes de sa vie, comme sonnée et ébranlée, dont la langue poétique – soulignée par la langue anglaise et ses sonorités – reste sans objet (Berceuse) ; la pantomime de deux hommes qui mènent l’un après l’autre un rituel sans logique, abordé avec un désespoir radical ou un bonheur tout aussi extrême (Acte sans paroles II) ; un nouveau monologue fondé sur la répétition, qui suggère une révélation bloquée, qui n’arrive pas (Ni l’un ni l’autre) ; et enfin une scène à trois au cours de laquelle des vieilles femmes partagent des secrets les unes sur les autres, qui restent tus (Va-et-vient).
La scénographie est réduite au minimum, laissée à la charge des lieux, chargés d’âme avec leur peinture rouge abîmée, leurs moulures en partie détruite. Tout repose sur les comédiens, Jos Houben, Kathryn Hunter, Marcello Magni, qui disent leur texte avec sobriété et malice, avec l’air bonhomme et ahuri de clowns modernes ou la malice inquiète de petites vieilles commères. Leur humilité souligne la fragilité des êtres qu’ils incarnent, de leur pleine humanité qui nous touche sans filtre ni médiation. L’enchaînement des fragments se fait lui aussi sans artifice, grâce à un simple passage au noir, alors que les lumières de Philippe Vialatte viennent discrètement souligner la présence des comédiens.
Le spectacle est d’une extrême humilité, comme les textes réunis de Beckett dont la simplicité est puissante, et le message est clair, retentissant : il faut apprendre et continuer à rire – ou du moins sourire – au cœur même du désespoir.
F.
Pour en savoir plus sur « Fragments », rendez-vous sur le site des Bouffes du Nord.