« Ils nous ont oubliés » de Séverine Chavrier aux Ateliers Berthier – hyperacousie assassine

Séverine Chavrier s’aventure sur un terrain déjà balisé par le Polonais Krystian Lupa. Après lui qui s’est constitué en spécialiste de Thomas Bernhard avec cinq spectacles créés ces vingt-cinq dernières années, elle entreprend la deuxième adaptation de l’une de ses œuvres, La Plâtrière, sous le titre Ils nous ont oubliés, après Nous sommes repus mais pas repentis d’après Déjeuner chez Wittgenstein en 2016. Les démarches de ces deux artistes sont profondément différentes comme le signale d’emblée les titres de leurs spectacles. Alors que Lupa, dans son adaptation de La Plâtrière comme dans ses autres adaptations, cherche à prolonger l’œuvre par la scène, à en suivre les ramifications souterraines pour « atteindre, par le langage théâtral, des zones où la narration littéraire n’est pas parvenue », Séverine Chavrier annonce un spectacle « basé sur le roman La Plâtrière ». L’adaptation est conçue comme une variation à partir de l’œuvre première, une impulsion pour la création d’une œuvre nouvelle, une œuvre avant tout scénique, qui multiplie les moyens de manière ambitieuse.

Comme dans plusieurs spectacles de Krystian Lupa, la scène est séparée de la salle par un tulle translucide qui texture l’appréhension qu’on en a, l’uniformise et l’aplanit, lui donne l’apparence d’un écran. Derrière, se laisse deviner un espace qui ne sera pas éclairé de manière franche avant les applaudissements, un espace fait de recoins, d’ombres et de silhouettes – d’arbres, d’animaux, d’habitats –, une espèce de forêt qui convoque le souvenir du « spectacle d’horreur » de Gisèle Vienne dans This Is How You Will Disappear. Des écrans trouent cet espace qui pourrait sinon être réaliste : un situé en fond de scène, un sur la façade d’un bâtiment qui se situe au centre du plateau, et le tulle lui-même, qui devient surface de projection.

Le spectacle commence, comme dans le roman, par le récit d’un meurtre rapporté par un témoin. Un homme a tué sa femme handicapée avec le fusil qu’elle gardait toujours près d’elle et a traîné son corps dans plusieurs pièces avant de se donner lui-même la mort. L’assassinat ne surprend pas les voisins de ce couple qui vivait retiré du monde, dans un lieu insolite, une ancienne plâtrière dont le mari avait eu soin de barricader l’accès. Malgré l’isolement qu’il recherchait, tous ceux qui réussissaient à parvenir jusqu’à eux avaient pu prendre la mesure du caractère destructeur de leur relation. Lui soumettait sa femme à des exercices qui la torturaient à longueur de journée, et elle, infirme, le sollicitait en permanence et l’empêchait de réaliser la grande œuvre à laquelle il souhaitait sans cesse travailler, un essai sur l’ouïe. Ce n’est pas une scène dramatique que rapporte le témoin, par l’entremise d’une caméra. Derrière un masque qui immobilise ses lèvres, il adopte un ton traînant, quotidien, alors que les détails qu’il livre sont extraordinaires. Ce décalage produit un effet farcesque qui met d’emblée le crime à distance.

Après cette mise en contexte, le récit rapporté est délaissé. On voit des silhouettes elles aussi masquées découvrir le cadavre après avoir abattu les murs de la bâtisse centrale à la hache. Ces marionnettes à taille humaine grommellent, vident les bouteilles abandonnées, vérifient que les cafards sont bien morts ou dissertent sur les odeurs qui leurs parviennent, le tout en se filmant avec une petite caméra montée sur un manche qui déforme encore plus leurs visages. La médiation du récit de Thomas Bernhard est déplacée. Alors que le roman est composé d’un emboîtement de discours rapportés, que le narrateur qui mène le récit s’efface devant les paroles qu’il fait entendre à force de guillemets et d’incises, que sa parole poreuse entretient une tension très forte entre les points de vue qu’il rapporte et celui qu’il fait progressivement rejoindre, celui de Konrad, le mari, la médiation n’est plus narrative dans le spectacle, mais visuelle. Pour faire percevoir les corps engloutis par la scénographie qui cherche à reproduire l’immensité du désert de neige et de sapins qui entoure la plâtrière et le labyrinthe que constitue ce bâtiment, trois écrans s’interposent entre les acteurs et les spectateurs. Les silhouettes à peine devinées apparaissent ainsi en gros plans. Jamais ne s’établira un rapport direct aux acteurs pendant les trois heures quarante-cinq de spectacle. Ils ne seront qu’ombres dont des morceaux seront découpés par l’utilisation de micros et de caméras. Le spectateur, privé de l’échelle humaine qui le lie d’ordinaire au plateau, se trouve réduit à contempler un paysage impénétrable troué d’images tremblées.

Une fois que les squatteurs ont appelé la police pour signaler le cadavre avant de déguerpir, les morts reviennent à la vie. Un flashback, insensible dans le roman car le narrateur en vient à rapporter les paroles de ceux pour qui il témoigne après avoir rapporté les faits, ramène brusquement au quotidien de l’assassin et de sa victime. Le spectacle se constitue ainsi en boucle, de la découverte du crime à sa réalisation. Ce retour en arrière annonce une explication, une reconstitution non seulement du crime, mais aussi des conditions morales, psychologiques et physique qui y ont conduit. Mais en l’absence de narrateur, le mari prend le dessus et impose son point de vue. Ce rééquilibrage tend à faire de lui la victime de sa femme infirme. Ce renversement des rôles est encore nourri par la différence d’âge des deux personnages, par le fait que sa femme est beaucoup plus vieille que lui. Certes, il la soumet à des exercices abrutissants pour tester son ouïe dès qu’il en a l’occasion, mais elle l’empêche de travailler en lui réclamant de manger, de se lever, ou en lui demandant à chaque instant un briquet ou sa pince à sucre.

Cette mise en valeur de la perspective de l’homme dans le récit de ce féminicide tient au fait qu’il domine par la parole et qu’il occupe l’espace dans ses moindres recoins alors que la vieille est prisonnière de son fauteuil. Il passe constamment de sa chambre à la cave, de son bureau au couloir – endroit hostile où il reçoit ses visiteurs intempestifs –, sans que les trajets qui mènent de l’un à l’autre soient toujours parfaitement clairs pour le spectateur, prisonnier du cadrage des caméras. Plus encore, le travail des sons mené par Florian Satche oblige à partager la perception du personnage. Camouflé dans la forêt avec de grandes consoles et une batterie électronique, le musicien accompagne chaque geste, chaque parole, chaque coup porté au mur d’une percussion – avec parfois un léger décalage qui crispe. La musique rend compte de l’hyperacousie du mari, qui entend chaque son avec netteté, du plus infime au plus lointain. Si des bouchons d’oreille sont distribués à l’entrée de la salle, c’est parce que tout est amplifié : les voix et les gargarismes, les claquements de porte qu’on en vient à redouter tant ils sont tonitruants, ou encore les froissements d’ailes de pigeons et de corbeaux lâchés sur le plateau, qui l’habitent avec une aisance et une discipline fascinantes. Alors que Lupa avait ressenti la nécessité d’écrire le traité sur l’ouïe du personnage pour s’approcher de lui, Séverine Chavrier reconstitue quant à elle son ouïe et nous fait percevoir la violence des perturbations qui l’empêchent de se mettre au travail, quitte à fatiguer – réellement – le spectateur, par cette saturation sonore ajoutée à la saturation visuelle.

La metteuse en scène force encore l’empathie du spectateur à l’égard du personnage masculin en confiant le rôle à Laurent Papot. Outre sa jeunesse par rapport à sa femme, son jeu débonnaire rappelle le personnage d’idiot qu’il incarnait dans Pour le réconfort, film de Vincent Macaigne. Sorte d’avatar du réalisateur avec qui il a travaillé, l’acteur apparaît plus maladroit que tyrannique, même touchant dans son incapacité à écrire et son inquiétude permanente. Face à lui, Marijke Pinoy impose la dureté des vieux et des infirmes avec ses exigences et son accent belge qui confère un ton plus acariâtre encore à ses ordres. Sa souffrance – causée par la nostalgie par leur vie de voyages passée, par la faim, la douleur physique ou encore la torture que constituent les exercices maniaques que lui impose son mari – est peu perceptible. La dialectique extrêmement complexe que Bernhard en vient à faire percevoir par cercles concentriques, entre torture et besoin, soin et destruction, attention et oppression, se trouve déséquilibrée.

Séverine Chavrier creuse ce déséquilibre en faisant intervenir entre eux deux un personnage absent du roman – ce que signalera discrètement le mari à la fin du spectacle –, une aide-soignante qui vient s’occuper de la vieille. Alors que sa présence devrait rendre possible le travail du mari, elle souligne au contraire son incapacité à s’y mettre. De manière plus immédiate, ce personnage incarné par Camille Voglaire ramène à notre époque, comme de nombreux détails qui viennent trouer cet univers de conte décoré de fusils et de sapins de Noël : un livreur Deliveroo, des appels en visio, des paquets de cigarettes ornés de photos choc… L’aide-soignante n’est pas pour autant constituée comme signal évident d’un discours sur la fin de vie élaboré à partir du roman de Bernhard, malgré la présence de plusieurs autres indices qui l’évoquent, tels que fauteuil roulant, barre de maintien, déambulateur, corps qui nécessite d’être porté, superposition de lunettes ou médicaments que la malade refuse de prendre.

Cette question-là, comme d’autres contenues dans le roman, n’est qu’effleurée. La metteuse en scène suit l’une après l’autre toutes les pistes ouvertes au détour de la description d’une vie obsessionnelle, mais sans reproduire le mouvement de spirale de l’écriture ressassante de Bernhard et l’impression d’enfermement – dans l’espace démesurément grand que constitue la plâtrière – qui s’en dégage. Ce qui retentit le plus nettement est finalement l’écartèlement douloureux entre nécessité de travailler et impossibilité de travailler, les maudites perturbations qui sont en réalité d’heureuses diversions, la difficulté à écrire, à faire œuvre, à se mettre au travail. Cette difficulté est cependant comme démentie par l’ampleur de la mise en scène, qui ménage des visions parfois saisissantes, quand le sous-sol se révèle peuplé de grandes marionnettes vivantes ou que des flocons de neige se déposent jusqu’à l’intérieur des pièces. Si le spectateur resté jusqu’à la fin repart avec l’impression de s’être installé dans quelque chose, ce n’est ni dans la plâtrière, ni dans l’enquête sur le meurtre d’emblée élucidée, ni le quotidien de ce couple. C’est plutôt dans un non temps et non espace, avec un non couple constitué d’un non chercheur. Cette accumulation de négation finit, au-delà du bruit, par dire quelque chose des temps que nous avons vécus ces deux dernières années, dont nous portons encore la trace au quotidien.

F.

 

Pour en savoir plus sur cet article, rendez-vous sur le site du Théâtre de l’Odéon.

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