« Qui sait » de Pauline Delabroy-Allard – écrire pour nommer

Qui sait était un roman attendu de la rentrée littéraire 2022. Il est le deuxième de Pauline Delabroy-Allard, qui a fait irruption dans le paysage il y a quatre ans avec un premier livre publié aux Éditions de Minuit, Ça raconte Sarah, plusieurs fois récompensé. Entre temps, elle a fait paraître des livres pour enfants et un objet hybride, mêlant textes poétiques et photographies, publié par l’Iconopop, Maison tanière. Qui sait est cette fois publié chez Gallimard, et sous-titré « roman », comme Ça raconte Sarah. Pourtant, comme Ça raconte Sarah, les inspirations de ce texte sont autobiographiques, et elles produisent un effet de frottement entre fiction et réalité, que la mise en garde ne parvient pas tout à fait à faire oublier. Ce frottement rend attentif au travail de l’écriture plus encore qu’à l’histoire racontée, une écriture qui saisit le monde à bras le corps.

Ça raconte Sarah était une histoire d’amour en deux temps, dictée par un « affolement d’être » comme dit Roland Barthes, affolement traduit par un rythme haletant, des phrases lyriques ponctuées de virgule, et parfois même de points, car un même élan qui saisissait et faisait tourner les pages à toute allure obligeait à les lire par grappes. Qui sait est cette fois une quête identitaire, en trois temps. Le motif narratif qui sert d’impulsion est un peu lâche : le jour où la narratrice se fait faire une carte d’identité, pour la première fois en trente ans, elle s’interroge sur les trois prénoms qui lui ont été donnés, en plus du sien – Jeanne, Jérôme, Ysé. Trois prénoms pour trois fantômes qui la hantent discrètement depuis la naissance, dont il faut soudain résoudre l’énigme. Ce mystère se révèle un prétexte – pour l’autrice, pour le lecteur au bout d’un temps, et enfin pour la narratrice elle-même – pour écrire trois enquêtes, et même trois romans : un roman familial, un roman de voyage et un roman-commentaire de Claudel, dans lequel l’autrice se prête à l’exercice difficile de rendre compte d’une lecture salvatrice en se passant du texte lui-même.

Chacune des trois parties, relancée par une question de Kant – que puis-je savoir ? que dois-je faire ? que puis-je espérer ? – est structurée autour d’un lieu : des vacances en Bretagne ponctuées par la visite d’une grotte et un repas chez des grands-parents ; un voyage en Tunisie qui se prolonge dans un voyage temporel dans le monde interlope des années sida ; une maison tanière dans le sud de la France, la même, très probablement, que celle du précédent opus de l’autrice. Les modalités d’enquête – conversations, photographies, textes, mais aussi biais, fausses pistes, dérives plus efficaces encore, ou métaphores qui la décuplent – se multiplient pour déjouer le silence familial qui empêche d’interroger les personnages à l’origine du choix de ces trois prénoms. De même que cette impossibilité, nécessaire à la narration, titille la vraisemblance, l’autrice attribue certains gestes anachroniques au personnage pour rendre les choses plus poétiques.

Ces enquêtes semblent chaque fois échouer, en ce qu’elles ne livrent pas la clé de ces prénoms, ou à demi-mots seulement. Les cercles concentriques dessinés autour d’eux restent larges et incomplets. Mais l’histoire qui pourrait justifier le choix de ces prénoms en vient à paraître moins importante que la quête de soi auxquelles ces enquêtes donnent lieu, quête que rend nécessaire une épreuve de deuil, comme dans Ça raconte Sarah. Un deuil périnatal cette fois, qui pousse à nouveau au voyage : après Trieste, la Tunisie. La perte d’un enfant mort-né dramatise les recherches de la narratrice sur ses prénoms, les leste de gravité et en déplace sensiblement les enjeux.

Certaines chevilles narratives donnent parfois l’impression d’exhiber le sous-titre de l’œuvre, « roman », le travail de construction qui informe le vécu. Le petit théâtre que l’autrice organise de sa vie sur Instagram, chaque jour, contribue à désigner ce travail de construction, à donner des armes pour discerner le vrai du faux, le fictionné du réel. Entre ces deux régimes, s’insèrent des incursions qui font un peu dérailler la logique maîtrisée du récit, mais qui sont les plus belles. Dans des pages – sur sa nécessité d’écrire, sur le vœu qu’elle formule pour ses mains, sur le sang qui sort de son corps – Pauline Delabroy-Allard manifeste la grande conscience qu’elle a de son geste, conscience grâce à laquelle elle devance le lecteur dans le commentaire de sa démarche.

Plus que cette triple quête, dont on comprend rapidement qu’elle n’apportera pas les réponses espérées, ce qui entraîne le lecteur, c’est ainsi l’écriture de Pauline Delabroy-Allard. Une écriture qui saisit le monde dans lequel elle vit, Paris tout particulièrement, comme dans Ça raconte Sarah : sa vitesse, ses couleurs, ses bruits, ses chocs, ses voix. Le discours rapporté l’est toujours de la manière la plus libre qui soit, les voix surgissent d’un seul coup au milieu des phrases, et retentissent ainsi encore plus fort que si elles étaient précédées des deux-points-ouvrez-les-guillemets. Une écriture tout à la fois lyrique et triviale, qui choisit avec désinvolture entre ces deux extrêmes le mot juste qui fera surgir l’image évidente, le mot talisman qui contient le réel. L’autrice manifeste en outre un art du croquis, de la scène, qui se révèle à de multiples reprises comique – attitudes des corps, réactions, impressions –, art qui paradoxalement touche plus que les pages de deuil, car il produit un effet de reconnaissance et atteint un autre endroit de la sensibilité, plus labile et moins exploré. Que ce soit pour décrire une errance dans les rues de Sousse, une scène de groupe pour un anniversaire arrosé au champagne, une séance de nage en piscine, le vocabulaire n’hésite jamais. Cette précision pour dire le monde redouble le poids symbolique de cette action extraordinaire qui consiste à nommer – nommer un enfant, nommer un chat, nommer le réel, pour le dompter, lui donner forme, s’y faire une place, s’y retrouver.

F.

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