« À la ligne » d’après Joseph Ponthus au Théâtre du Train bleu – poétique du travail en usine

Le Théâtre du Train bleu programme cette année un spectacle produit par le Théâtre de Lorient, dirigé par Rodolphe Dana, à la tête du collectif Les Possédés depuis devenu le Collectif Artistique du Théâtre de Lorient. Après avoir monté des textes de Lagarce ou de Tchekhov, le collectif a pris un plaisir particulier à adapter des romans : Bullet Park de John Cheever, À la recherche du temps perdu de Proust à deux reprises ou Madame Bovary de Flaubert. Le spectacle de Katja Hunsinger et Julien Chavrial, À la ligne, s’inscrit dans ce sillage. Il est une adaptation d’un roman de Joseph Ponthus publié en 2019 et plusieurs fois primé. Avec ce récit d’usine, les acteurs redisent leur foi profonde en la littérature, en sa capacité à dire le monde et à le faire voir quand elle est amenée au théâtre.

Joseph Ponthus est un auteur né à Reims, dont la carrière littéraire a été fauchée par un cancer qui a mis fin à sa vie à Lorient, il y a deux ans. De formation littéraire, il a d’abord été éducateur spécialisé, expérience dont il a tiré un premier livre collectif, Nous… la cité. Ensuite à la recherche d’un travail alors qu’il a déménagé en Bretagne, il s’inscrit dans une agence d’intérim qui l’envoie comme « opérateur de production » (ou manœuvre) dans une usine de poissons, puis dans un abattoir. Malgré l’épuisement, il prend chaque soir des notes sur sa journée, ses missions, ses gestes, ses échanges avec ses supérieurs ou ses collègues, ses impressions. Comme Simone Weil quelques 80 ans plus tôt qui a partagé le quotidien d’ouvriers pendant 9 mois et a consigné cette expérience dans son « Journal d’usine » et une série de lettres et d’articles, Joseph Ponthus n’a pas la posture d’un touriste qui espère extraire une œuvre d’une expérience hors du commun. Son immersion dans la vie d’usine est totale, car, comme les autres, il est là pour gagner de l’argent.

Un tel texte se serait parfaitement prêté à un seul en scène, format que le Off d’Avignon affectionne particulièrement par la simplicité des moyens humains, scéniques et techniques qu’il implique. C’est d’ailleurs le choix qu’a fait Mathieu Létuvé, qui présente lui aussi une adaptation de ce texte à la Manufacture. L’affinité avec le travail des Possédés, suivi depuis longtemps, et la finesse de jeu et l’accent de Katja Hunsinger particulièrement appréciés poussaient à préférer la version du Train bleu. Cette préférence se veut plus encore une prise de parti contre les seuls en scène, qui paraissent une solution de facilité qui limite autant le jeu que le dialogue scène-salle.

Sur le plateau nu, se tiennent donc Katja Hunsinger et Julien Chavrial en bottes blanches et sweats pastel. Ils se tiennent d’emblée face au public et racontent la situation d’un homme qui commence à travailler dans une usine de poisson car sa femme ne veut plus le voir passer ses journées dans le canapé et qu’il lui faut rapporter de l’argent. La parole circule entre les deux acteurs, qui endossent l’un après l’autre la première personne. Dans cette présence duelle réside toute l’intérêt de cette adaptation. À deux corps et deux voix, ils rythment la restitution d’une écriture entièrement fondée sur le rythme. Une écriture sans ponctuation, composée de versets, seuls capables de rendre compte du tempo du travail d’usine, tempo hachuré, saccadé, qui prive la pensée et le langage de coordinations et de subordinations – coordinations et subordinations entièrement dévolues aux gestes et à l’organisation du travail.

Sans que jamais l’instance narrative qu’ils font entendre ne se dédouble, la parole passe de l’un à l’autre. Leurs deux voix permettent en premier lieu de dissocier les paroles d’autres rapportées dans le flux narratif, mais aussi de marquer les étapes du récit – des crevettes au tofu, du tofu aux bulots, de bulots au sang des porcs, du sang aux carcasses de vaches. Leurs deux voix soulignent encore l’emballement des propositions courtes, mais encore trop longues pour correspondre au rythme des impressions qui assaillent pendant le travail, qui permettent l’évasion en même temps qu’elles assènent l’absurdité qu’il y a égoutter du tofu. À deux voix, les acteurs rendent à l’oralité cette écriture vive, asservie à l’action, qui ne prend pas le temps de se contempler. Ensemble au plateau, les deux acteurs s’écoutent enfin, et mettent en partage le témoignage dont ils sont les passeurs entre eux avant de nous le livrer, ne faisant pas du public le seul dépositaire de ce flux de paroles, démultipliant les voies de circulation, de contact, d’interaction.

À deux, ils parviennent en outre à donner corps au travail d’usine. Quatre mains et quatre pieds qui répètent les mêmes gestes produisent un effet plus puissant que deux mains et deux pieds. Les lignes sur lesquelles il faut charger des tonnes de bulots la veille de Noël pour s’assurer deux jours de repos en famille sont plus visibles avec deux corps qui les suivent à toute allure plutôt qu’un. Le poids des charges soulevées, la complicité des pauses clopes, les moments de décharge, de débauche qui célèbrent le dénouement de l’embauche, deviennent encore mieux visibles grâce aux deux corps. La réduction drastique de la part visuelle du spectacle à eux seuls donne enfin un sens particulier à la description des muscles découverts par le travail de manutention, ou des douleurs qui atteignent les moindres parcelles de ces corps réduits à n’être qu’une force de travail.

Les quelques déplacements, les chorégraphies simples mais efficaces, les bottes et aux gants qui servent d’accessoires, suffisent à immerger. Le temps se distend, on prend la mesure des nuits interminables ; l’espace prend forme, on voit les machines, les lignes, les transporteurs de palettes, les bulots, les carcasses, le sang. Les deux acteurs se fient entièrement au pouvoir de suggestion du texte, renonçant à toute forme de contextualisation de son surgissement qui aurait pu le valoriser, ou à toute mise en perspective de son écriture qui aurait pu le densifier. Les nombreuses références littéraires qui ponctuent les descriptions crues de la réalité de notre industrie agroalimentaire paraissent comme une équation insoluble, de même que l’épuisement total à chaque retour à la maison et la réalité de ce récit qui s’écrit au jour le jour, de ces réflexions qui ne sont pas de l’ordre de la fiction, qui découlent d’une authentique expérience. Les artistes font le pari que le texte de présentation du spectacle suffira à livrer quelques clés, éventuellement complétées après coup. Le pari est remporté, le spectacle se tient sans béquilles didactique ou romantique, l’écriture mise en voix et en corps fonctionne à plein.

F.

 

Pour en savoir plus sur « À la ligne », rendez-vous sur le site du Théâtre du Train bleu.

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