Le parcours du collectif Les Possédés avait commencé en 2004 avec Oncle Vania de Tchekhov. Après avoir monté des œuvres de Lagarce, Mauvignier, Céline ou John Cheever, chaque fois en quête de ce qu’elles disent sur l’humain, ils reviennent à ce premier auteur et s’attaquent à sa toute première pièce, Platonov. Longtemps resté sans titre, ce texte retrouvé après sa mort a récemment fait l’objet d’une nouvelle traduction signée par André Markowicz et Françoise Morvan, dans une langue moderne qui rend compte de la vitalité des paroles des personnages, paroles dont s’emparent sans peine les Possédés. Le spectacle présenté à la Colline est une lente traversée de l’œuvre, une immersion aussi insolente et drôle que tragique, qui se soumet à la langueur de la pièce tout en offrant une image vivifiante de la vie, aussi désespérée soit-elle.
Le personnage qui a fini par donner son nom à la pièce pour plus de commodité est un instituteur qui voit revenir dans son village, avec l’été, toute une société qui le ramène à la vie. Cette communauté est réunie autour de la veuve du général Voïnitsev, Anna Petrovna, et de son beau-fils Sergueï, et se juxtaposent ainsi les liens amicaux et ceux de la famille. Ils se retrouvent tous après les longs mois d’hiver isolés, également entourés de propriétaires terriens et de négociants qui rôdent comme des prédateurs pour réclamer leur dû et ruiner l’héritage déjà précaire des Voïnitsev. A la gaieté des retrouvailles se mêlent donc des conflits de toutes natures – générationnels, amoureux, d’affaires ou d’égocentrisme blessé -, encore sourds. L’arrivée tant attendue de Platonov et de sa personnalité brillante et provocante révèle au grand jour ces tensions et exacerbe l’écart entre ces sentiments contradictoires.
Cette société est saisie au travers de plusieurs tableaux répartis sur l’été, et la ruine des Voïnitsev est menée en parallèle des intrigues amoureuses multiples qui se nouent toutes autour de Platonov, grisé par le jeu de l’amour, qui séduit autant qu’il l’est par les femmes. Les grands thèmes de l’œuvre de Tchekhov sont déjà présents dans cette première pièce : la vie à la campagne, les fêtes d’une société oisive et désargentée, l’amour, le départ, l’ennui, ou la mort des idéaux incarnée par Platonov lui-même, dont la jeunesse brillante s’est évanouie, à peine réanimée par la venue de Sofia avec qui il a eu une relation par le passé. Elle s’achève dramatiquement dans la mort, qui seule peut mettre fin aux diverses combinaisons qu’envisage Platonov avec l’une ou l’autre des femmes, et à la répétition incessante de la question « que faire ? ». Finalement rien d’autre que la vie de ces personnages qui se confrontent ou s’unissent n’est donné à voir, dans un renoncement à l’intrigue et au sujet qui donne à la pièce une ampleur romanesque.
Sur le vaste plateau de la Colline, joyeusement encombré, est d’abord donné à voir un salon composite, où le mobilier côtoie des divertissements de toutes sortes. Le lieu est délimité au sol par une espèce de tapisserie incomplète, autour de laquelle est ménagé un espace intermédiaire de jeu. S’y trouvent des fauteuils et des tables, ou une salle à manger au fond, à cour, mais ces éléments sont situés dans un entre-deux, entre plateau et coulisses, illusion et mise à distance. Tous les comédiens s’y tiennent quand ils ne jouent pas, pour regarder depuis ce lieu indéfinissable leurs pairs au centre du plateau, devenant spectateurs sur scène. La fiction s’y prolonge parfois ou y naît avec la parole, et ce trouble, cette indétermination fait percevoir un des partis-pris du collectif qui joue avec les codes du théâtre traditionnel. L’illusion n’est pas détruite sur leur scène, mais fragile, révélée dans ses ressorts, par les moyens capables de la faire naître. Les prises de recul sont ici peu nombreuses mais elles interviennent régulièrement pour ne pas laisser la fiction s’installer pleinement et mettre en valeur le travail des comédiens. A plusieurs reprises par exemple, ils se trompent sur leurs patronymes – triples selon la tradition russe – avant de se corriger dans un éclat de rire. Que ces confusions soient volontaires ou non, elles mettent en valeur le nombre important de personnages mis en scène dans cette pièce – alors même que tous n’ont pas été retenus dans l’adaptation de Rodolphe Dana – et la difficulté que l’on peut avoir à s’y retrouver.
L’autre élément remarquable dans cette interprétation de la pièce par les Possédés et la place qu’ils accordent au rire, l’humour qu’ils insufflent au cœur même du drame. Prenant au mot Jean Vilar pour qui les pièces de Techkhov sont à jouer et à lire comme des comédies – « Elles sont drôles. Elles se moquent. Elles sont vives. » –, ils expriment l’ennui d’Anna Pétrovna avec le sourire, les colères de la jeune Maria Efimova sur un mode hystérique qui empêche toute forme de compassion, le désespoir de Sergueï sur un mode pathétique qui mêle empathie et rire, ou encore accentuent considérablement les caractères comiques de Platonov et de Triletski, son beau-frère médecin qui oublie sa fonction dans son plaisir à vivre. Les écarts de registre d’une scène à l’autre dans le texte de Tchekhov sont ainsi atténués par cette humeur légère, qui accompagne les personnages jusqu’au cœur de la soirée de fête chez la générale, à l’issue de laquelle surgit progressivement le drame. Mais même quand celui-ci s’impose de manière inévitable, les comédiens l’affrontent avec une énergie combattive qui refuse toute résignation, maintenant autant que possible à distance le désespoir jusqu’au moment d’être confrontés à la mort.
Cette fougue rend hommage à cette première œuvre de Tchekhov, pleine de libertés, de digressions, de rejets, foisonnante, immense et généreuse, et qui apparaît encore comme telle malgré les choix qui ont dû être opérés, les coupes qui ont dû être faites pour que le spectacle n’atteigne pas les six heures de représentation mais soit réduit à trois heures et demie. Cette richesse trouve un équivalent sur scène, au travers des cinq tableaux aisément déployés. La scénographie est chaque fois poussée jusque dans les détails les plus insignifiants, simplement présents pour reconstituer une ambiance qui appartient peut-être moins au texte qu’aux Possédés, dans la poésie de leur geste et sa beauté désuète, rendues sensible par un feu d’artifice bricolé avec des lumières, des ballons explosés et des sifflements mains à la bouche accompagnés de tout le corps, ou par une tapisserie qui sert de fond et qui représente une forêt, avec laquelle les comédiens entrent en interaction. Là encore, l’illusion est produite avec une humilité qui tourne davantage l’attention sur ses moyens que sur ses effets.
Cet espace assez vaste pour tous les accueillir, les douze comédiens lui donnent vie et y trouvent un cadre qui fait résonner les phrases de Tchekhov, remises au goût et au rythme du jour par André Markowicz et Françoise Morvan. Cette fluidité permet des écarts improvisés discrets, qui manifestent un jeu souple avec le texte, et les acteurs trouvent ainsi le ton juste et prennent un plaisir évident sur scène à reconstituer ces dialogues et ces scènes d’une banalité réjouissante. Parmi eux, Emmanuelle Devos et Rodolphe Dana, investis de la lourde tâche d’interpréter les rôles principaux d’Anna Pétrovna et de Platonov, emportent dans la complexité des personnages qu’ils incarnent, allègrement entourés par David Clavel – Triletski, le médecin saoul – et Nadir Legrand – le jeune Voïnitsev enthousiaste – qui suscitent tous deux un rire franc à chaque apparition.
Ensemble, les membres du collectif ont été sensibles à l’importance du désir, aux multiples désirs qui se croisent et se rencontrent sur scène, à la façon dont l’amour apparaît comme un dernier recours face à l’échec indéniable de leurs vies. Ce faisant, ils donnent une image plus vivante de Tchekhov, avec une scène vibrante de rires et de passions, de cris de joie et de chansons, de jeux et de farces, contre l’agonie et la mélancolie. Les oppositions sont réduites, dépassées, le tragique devient comique, le drame se fond dans le quotidien, et de cette longue traversée se dégage moins la douleur pesante de l’ennui et de l’échec que le plaisir à l’interpréter, à jouer avec les mille nuances de tons du texte de Tchekhov, à s’emparer des discours de ses personnages et à trouver la meilleure façon de leur donner leur juste coloration et de les faire résonner sur scène.
F.
Pour en savoir plus sur « Platonov », rendez-vous sur le site du Théâtre de la Colline.
J’ai lu dans La Croix une excellente critique de Platonov que je garde pour ta prochaine visite.