« Les Océanographes » d’Emilie Rousset et Louise Hémon au Théâtre de Châtillon – sonder le potentiel théâtral du langage scientifique

Le binôme Émilie Rousset et Louise Hémon s’est reformé pour un nouveau spectacle créé en septembre dernier au T2G et présenté ces jours-ci au Théâtre de Châtillon, Les Océanographes. Après Le Grand Débat, consacré au rituel du débat précédant le deuxième tour des présidentielles et dont il faudra se souvenir dans quelques semaines, les deux artistes poursuivent leur réflexion sur les discours que tiennent les images sur un tout autre terrain. Elles s’inspirent cette fois du travail d’Anita Conti, première femme océanographe et écologiste avant l’heure, et embarquent leur public dans le monde de la pêche au chalut. En plus de mettre à l’épreuve de ce qu’un langage ultraspécialisé peut donner à voir, elles poursuivent leurs recherches passionnantes sur le jeu à partir d’archives sonores.

Sur le plateau, des îlots de feuilles empilées, des tours de manuscrits qui évoquent toute une vie de travail, mais aussi les icebergs que l’équipage avec lequel Anita Conti a embarqué en 1952 pendant six mois de pêche guettent avec attention dans la nuit ou à travers la brume. Quand une journaliste l’interviewe dans son bureau, ces feuilles qui parfois s’envolent donnent la mesure des recherches qu’elle a menées. Anita Conti n’était pas journaliste, ni même simplement témoin, mais marin et océanographe – ou océaniste, océanologue –, première femme à partager la vie de pêcheurs d’Europe et d’Afrique pour dresser des cartes. Non pas des cartes de navigation, mais des cartes des fonds marins, afin de mieux en connaître la composition et la faune, et ainsi améliorer les méthodes de pêche.

Son texte le plus connu, Râcleurs d’océan, fait le récit d’un long voyage au large de Terre-Neuve, près du Groenland. En plus de consigner cette expérience par écrit, à un rythme irrégulier, parfois d’heure en heure et parfois à quelques semaines d’écart, Anita Conti prend des photographies et filme les travailleurs de la mer. Il lui arrive aussi d’ouvrir elle-même le ventre des poissons pêchés pour voir de quoi ils se nourrissent. Constamment, elle passe du pont à la cale, de la cabine du radio au carré du capitaine, pour rendre compte du départ depuis Fécamp, de la longue traversée de l’Atlantique, du combat avec les éléments et les instruments, du quotidien des pêcheurs, des bonnes ou mauvaises surprises, des moments de détente. En retrait par rapport à ce qu’elle décrit, l’autrice s’efforce d’être la plus précise possible et mobilise force noms propres et termes techniques, empruntés à de multiples sciences.

Ce matériau ne paraît pas particulièrement propice à la théâtralisation, mais il recèle de la poésie dans la perspective d’Émilie Rousset et Louise Hémon. D’une part, il y a le langage ultra spécialisé qu’Anita Conti manie, devenu langage naturel dans sa bouche. D’autre part, les innombrables images qui accompagnent ses récits, images âpres qui prennent sens à la lecture de ses textes. Au milieu des îlots de feuilles, arrivent donc une petite dame bien chic aux chaussures un peu vieillottes, Anita Conti, et une journaliste qui l’interroge et l’amène à partager son expérience de première femme océanographe.

Anita Conti raconte donc, et prétend prendre appui sur des photographies pour illustrer son propos. Celles-ci, pourtant, ne sont pas projetées en fond de scène, et on croit pendant un temps à un problème technique. La répétition écarte cette piste et invite à se fier aux mots seuls pour se figurer la pêche au chalut, les mètres de câbles, les tonnes de morue relevés des fonds, les gestes des pêcheurs, leur théâtre improvisé les jours de bonne pêche. Le langage est technique, le débit rapide, mais Anita Conti est confiante en sa capacité à partager son expérience. L’entretien se déroule une vingtaine d’année après l’expédition sur le Bois-Rosé, ce qui permet à l’autrice d’avoir du recul par rapport à ses textes. Elle relate qu’elle a écrit son aventure quotidienne au présent, au plus près de ses impressions, car elle ne se fie pas au souvenir. Cette écriture sismographique lui a permis de laisser les contradictions de sa démarche coexister : d’une part sa fascination profonde pour le métier de ces pêcheurs qui travaillent avec l’efficacité d’ouvriers d’usine, de l’autre, son désarroi devant les tonnes de chair manipulées, les kilos de « faux poissons » rejetés à la mer, ou cette technique qui consiste à racler le fond de l’océan, dans l’indifférence des coraux et autres espèces vivantes abîmés au passage. Quoique qu’animée par des convictions écologiques profondes, Anita Conti n’est pas devenue dogmatique avec le temps. Elle se contente de constater qu’un discours rationnel n’est pas audible dans le monde dans lequel elle vit.

Cet afflux de paroles aride et exigeant, qui se passe du support de l’image et qui implique un jeu corporel minimal, est interrompu par la descente d’un écran, sur lequel sont projetées les images prises par la caméra 16 mm d’Anita Conti. Précédées de tant d’explications, ces images denses prennent tout leur sens. L’écoute aiguisée, nous voilà en mesure d’apprécier la précision du nœud du chalut, du travail harassant des marins et de leur fierté, mais aussi de nous sentir légitimement horrifiés par l’excès de chair qui dégueule sur le bateau. La projection de ces images muettes est accompagnée par la musique d’une ondiste présente sur scène, Julie Normal. Elle est assise derrière un instrument électronique conçu par Maurice Martenot, radiotélégraphiste pendant la Première Guerre mondiale qui a voulu exploiter le potentiel musical des ondes. Cet instrument mystérieux a le pouvoir d’évoquer le bruit de la mer, les cornes des bateaux, le sifflement des sirènes, les chants des fonds marins. La musique poétise la crudité et la brutalité des images projetées, et elle travaille la sensibilité pour faire voyager.

Après cet abreuvement d’images, un saut temporel est effectué. Les deux artistes nous emmènent désormais à la rencontre d’océanographes contemporains qui travaillent au développement de nouvelles techniques d’exploration des fonds marins. Depuis 1950 ou 1970, les contradictions d’Anita Conti ont pris la forme d’un blues profond qui touche de nombreux chercheurs en écologie, et l’intelligence artificielle n’apparaît pas à tous comme la solution ultime à la conciliation des besoins de l’homme et de la préservation des ressources naturelles. Comme dans la première partie du spectacle, les discours se passent à nouveau d’images, reproduisant d’une certaine manière la perspective des pêcheurs et océanographes qui cherchent à l’aveugle à sonder les fonds marins. Il faut donc mettre notre imagination à contribution pour se figurer les couleurs des poissons, leur forme et leur taille – exercice considérablement enrichi par la présence d’une signeuse, Sandrine Schwartz, qui depuis le début du spectacle s’efforce de traduire avec précision et intensité le langage des océanographes, qui finit même par donner visage aux pêcheurs et aux poissons à force d’expressivité.

Pour permettre la découverte de ce monde très particulier, très technique et inconnu du grand public, Émilie Rousset et Louise Hémon mènent un travail considérable sur le langage. Si les textes d’Anita Conti trouvent une place dans le  spectacle, ils ne lui servent pas de base. Comme pour Le Grand Débat, les deux artistes privilégient des archives sonores. Qu’il s’agisse d’Anita Conti ou des océanographes contemporains qu’elles ont rencontrés, elles montent des enregistrements d’entretiens qui deviennent les partitions des actrices – Saadia Bentaïeb, actrice de Pommerat à la voix devenue familière, et Antonia Buresi, qui prend toute son ampleur dans la deuxième partie. Toutes deux ne lisent pas des retranscriptions des entretiens mais les écoutent, ne tenant pas compte du corps d’Anita Conti – d’ailleurs peu représenté car elle se tient la plupart du temps derrière sa caméra ou son appareil photo. L’incarnation passe donc entièrement par la voix, ses inflexions, ses modulations, les bifurcations du langage inspirées par l’écoute de l’autre. Le fait de jouer avec des oreillettes induit parfois des balbutiements, des trébuchements, mais il permet de s’approprier ce langage comme étranger, de le rendre naturel. Cette méthode rend en outre possible la reproduction de modes d’expressions profondément significatifs, ceux que cherche à imiter de manière plus musicale et plus systématique Joris Lacoste dans l’Encyclopédie de la parole. Se rejoignent là deux démarches qui opposent la voix à l’image, qui s’affranchissent du texte pour sonder les capacités de représentation de la langue parlée. La puissance et la singularité de ce travail d’acteur, mis au service d’enquêtes sur l’histoire moderne, est confirmée avec ce spectacle, et contient la promesse d’autres aussi riches à venir.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Les Océanographes », rendez-vous sur le site du Théâtre de Châtillon.

 

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