« L’Étang » de Robert Walser mis en scène par Gisèle Vienne à Points communs – adaptation ventriloque

L’Étang de Gisèle Vienne est de ces spectacles qui entretiennent un désir particulier avant leur découverte, à force d’être programmé, annulé, reporté – d’abord à cause du décès d’une actrice, Kerstin Daley, puis à cause du covid. Le spectacle est en outre chaque fois présenté pour quelques dates seulement aussitôt prises d’assaut, ce qu’explique entre autres la présence d’Adèle Haenel sur scène. La tournée touchait à son terme – pour cette saison du moins – à Pontoise, où s’est réuni un public nombreux. Comme espéré, L’Étang s’inscrit dans le sillage des précédentes créations de Gisèle Vienne, Jerk, This Is How You Will Disappear, The Ventriloquist Convention ou Crowd. L’artiste intègre cependant une nouvelle donnée à son geste artistique : un texte de Robert Walser, adapté à plusieurs mains. Le spectacle ne prend pas pour autant la forme d’une adaptation ; la relation au texte mise en place est plutôt de l’ordre de l’ingurgitation. Le travail mené sur les conditions d’appréhension du plateau impose une perception intra-utérine du texte qui produit une nouvelle expérience singulière – mais peut-être moins convaincante que les précédentes.

Dans la scène encore laissée dans l’ombre, le public qui s’installe devine plusieurs silhouettes. Leur immobilité ne frappe qu’après coup, quand la lumière révèle que ce sont des marionnettes grandeur nature. Une musique techno – qui justifie aussitôt la distribution de bouchons d’oreille en amont du spectacle – accompagne la découverte de cette nature morte, qui représente des adolescents dans une chambre. Tous semblent avoir été ensorcelés, ceux qui se trouvent allongés sur un lit les yeux ouverts, ceux qui se tiennent assis à côté et nous fixent, le corps qui gît au sol, mort ou inconscient. Autour d’eux, une radio, des vêtements, des bonbons, canettes et papiers éparpillés sur le sol, un paquet de cigarettes. L’absence qui frappe la présence de ces corps, ou la présence conférée par leur réalisme à ces poupées inanimées, donnent à penser que ces jeunes sont sous l’emprise de l’ivresse ou de la drogue, peut-être même plongés dans un coma. Une brèche s’ouvre dans l’espace blanc immaculé dans lequel ils se trouvent et un homme tout en noir vient les chercher un à un. Ses gestes entretiennent le trouble ontologique qui caractérise ces marionnettes. Avant de les prendre aux épaules et sous les genoux, il a soin de placer leurs bras sur leur ventre pour qu’ils ne balancent pas dans le vide. Le poids que suggère ses déplacements et les quelques bruits que l’on perçoit ne trompent pas, mais l’homme les porte comme des êtres humains et amène les pantins à se blottir contre son épaule, à y trouver refuge.

Cette première vision convoque le souvenir de Jerk, et plus encore de The Ventriloquist Convention. La scène vidée de toute forme de présence, humaine ou non humaine, l’ouverture laisse ensuite entrer Adèle Haenel et Julie Shanahan. C’est alors le souvenir de Crowd qui s’impose : leurs pas lents, leurs mouvements ralentis et le retour de la musique techno donnent l’impression que toutes deux sortent de la rave-party hallucinatoire qu’était ce spectacle. Les deux femmes s’avancent l’une derrière l’autre, la deuxième accordant ses pas à la première, s’arrêtant quand elle s’arrête. Après les deux premières vagues de musique assourdissante, le public qui s’est protégé se retrouve à enlever ses bouchons d’oreille pour capter le mince filet de voix qui s’échappe du corps d’Adèle Haenel. Immobile, les lèvres à peine frémissantes, elle paraît une ventriloque – comme Jonathan Capdevielle, fidèle collaborateur de Gisèle Vienne. L’actrice laisse ainsi entendre des voix encore non identifiées, comme malgré elle.

Par la suite, les mouvements des corps restent stylisés à l’extrême, dénaturalisées, et les voix restent inassignables – d’autant plus inassignables que plusieurs logent dans un même corps. Les actrices ne deviennent pas personnage, et aucune action ne semble s’installer. Ce n’est que par bribes que la pièce de Robert Walser nous parvient. Dans ce texte de jeunesse, adressé à la sœur de l’auteur, un jeune garçon, Fritz, fait croire à son suicide par noyade dans l’étang éponyme pour tenter de regagner l’amour de sa mère. L’événement survient après des échanges laconiques – tels qu’ils sont restitués dans le spectacle – entre adolescents, ou entre les enfants et leurs parents. Parmi les affects générés par les dialogues – agacement, inquiétude, cris, pleurs, soulagement… – se dessine une opposition vive entre les deux générations, qui a le goût des romans gothiques et romantiques du XIXe siècle malgré la couleur contemporaine qu’imposent la scénographie, les costumes et quelques intonations et mots dans les dialogues.

Restituer ce que raconte L’Étang, c’est cependant fausser l’appréhension du spectacle. La tension l’emporte sur le récit, la perception de ce qui se passe sur scène n’est pas évidente car il n’est pas question de jouer ce texte. Les actrices s’apparentent à des marionnettes plutôt que des corps qui incarneraient les deux générations en conflit. À elles deux, elles sont toute la bande de jeunes (Fritz, Clara, Paul…), les mères, le père… Tous sont quelquefois distingués par des répliques qui ne s’échangent pas d’un corps à l’autre mais habitent le même corps. Celui androgyne d’Adèle Haenel est ainsi à la fois la sœur et le frère, Fritz et Paul, Paul et Clara, ou les trois à la fois. Comme possédée par plusieurs voix, toutes les voix de cette bande de jeunes que donnait à voir le premier tableau, elle les distingue par des changements d’intonation discrets, par la mention des prénoms de l’un ou de l’autre. Ses postures physiques sont en revanche les mêmes, postures comateuses qui prennent sens grâce aux bribes de récit qu’elle laisse échapper, qui suggèrent que ces jeunes sont malades, voire qu’ils se droguent. Face à elle, Julie Shanahan donne à voir des mères et des pères tout autant abattus que leurs enfants, eux aussi prostrés, incapables de tenir leur rôle de parents.

Le spectacle progresse par vagues, les plus évidentes du point de vue sonore, de la saturation musicale aux voix fantomatiques qui hantent les corps. Ces vagues sont aussi visuelles, dessinées par la métamorphose presque continue des couleurs fluos du prisme ou par les nuances infinies qui séparent le noir du blanc que découvre Yves Godin. Dans ce flux, les déplacements des corps paraissent insensibles, pris dans le rythme toujours ralenti qui les soumet à l’effort. Le récit de la fausse noyade qui advient progressivement donne à penser que la perception que l’on a de la scène est sous-marine, engloutie par ces vagues sonores et visuelles qui l’emportent sur les mots. Mais le spectacle, comme le corps qui se noie, se débat avec ce qu’il a choisi comme matériau, avec le texte. Tout en refusant de se soumettre à son autorité, de lui soumettre les voix, les corps, les costumes, l’espace pour le représenter, Gisèle Vienne ne renonce pas tout à fait à lui et aux mots, comme elle l’a fait dans Crowd ou This Is How You Will Disappear, spectacles dans lesquels elle déléguait entièrement la narration à des images denses qui ouvraient de multiples possibilités narratives au spectateur, libre de naviguer entre elles.

Là, la metteuse en scène mène un corps à corps avec le texte, comme les actrices, qui s’efforcent de ne pas le laisser sortir comme il viendrait naturellement. Il est refoulé par la prédominance de l’image et du son, par l’entrave du ralenti, par le refus de l’incarnation, ainsi que par le choix d’un décalage linguistique : quelques mots de français échappent à Julie Shanahan, mais ses quelques répliques sont pour l’essentiel dites en anglais, et surtitrées en blanc sur blanc, spectrales. Le paradoxe de vouloir adapter en texte en lui laissant le moins de place possible, en voulant le contrer par de multiples moyens s’impose progressivement. D’un point de vue intellectuel, il est possible de trouver une certaine pertinence dramaturgique à cette perception engloutie mise en place pour le récit d’un désir de noyade, à ce refus d’autorité pour un texte qui questionne l’autorité et l’amour parental. Mais ces réflexions ne viennent qu’après coup. Dans le cours du spectacle, domine l’altération de la perception, qui met en place un rapport comme drogué à la scène. Les coordonnées spatiotemporelles se dissolvent, les identités se confondent, ne restent que des affects sans assignation – rire, colère, séduction, désespoir, dérision, mépris, tendresse…

La performance des actrices est impressionnante et l’expérience théâtrale singulière. Mais par rapport aux précédents spectacles de Gisèle Vienne, l’effet d’hypnose, de submersion, paraît moins puissant. C’est peut-être dû à ce texte avec lequel elle se débat, qui malgré tout subsiste, auquel notre perception s’attache, aussi entravé soit-il dans sa transmission. Peut-être aurait-il fallu qu’il devienne entièrement sous-texte comme dans les précédentes créations de l’artiste, que soit tissée une dramaturgie hors des mots à partir de cette œuvre, une dramaturgie hantée par des récits qui ne viennent jamais à la surface du langage.

F.

 

Pour en savoir plus sur « L’Étang », rendez-vous sur le site du Théâtre Points communs.

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