« EXTRA LIFE » de Gisèle Vienne à la MC93 – opération de re-sensibilisation par la scène

Deux ans après L’Étang, d’après Robert Walser, Gisèle Vienne revient dans le cadre du Festival d’Automne avec une nouvelle création présentée à la MC93 dans le cadre du Festival d’Automne : EXTRA LIFE. Plusieurs éléments établissent une grande continuité entre ces deux spectacles : la présence d’Adèle Haenel sur scène, la question des violences sexuelles exercées contre des mineurs, l’esthétique extrêmement singulière que propose l’artiste, ainsi que la place, encore problématique – quoique nouvelle – du texte, dans cette esthétique.

Le public est accueilli par un nuage de fumée. La pénombre et la musique électronique qui donnent le coup d’envoi du spectacle confirment que c’est bien un spectacle de Gisèle Vienne, que l’on est venus voir. À moins que ce soit un spectacle de Philippe Quesne ? Se distingue progressivement une voiture dans l’obscurité, qui convoque le souvenir de La Mélancolie des dragons. Les lumières d’Yves Godin, fidèle collaborateur de Gisèle Vienne, saisissent d’emblée : après avoir sculpté l’obscurité jusqu’à laisser entrevoir la voiture, ses phares jaunes traversent toute la largeur du vaste plateau comme deux faisceaux. Puis, après un temps encore, son intérieur s’illumine et découvre une silhouette, puis une autre. Un dialogue met alors en place une situation entre un frère et une sœur, Félic et Clara, de retour d’une soirée, à 5h38 du matin, d’une très bonne soirée dont ils étirent le bonheur en mangeant des chips et en évoquant le fait qu’ils ont dansé ensemble, et se sont exprimés l’affection profonde qu’ils se portent l’un l’autre.

Ces deux-là reviennent peut-être de la rave party de Crowd – ce que suggère la terre répandue sur le plateau, ainsi qu’un fauteuil pliant de camping et une glacière situés près de la voiture – et sont peut-être en chemin vers la forêt brumeuse de This is how you will disappear. Ils se trouvent dans tous les cas dans un lieu désert, à une heure incertaine, et ce cadre se révèle propice aux fantasmes, aux confessions et aux réminiscences. Le titre du spectacle semble prendre sens quand ils se mettent à écouter et commenter une émission américaine sur des personnes qui auraient fait l’expérience d’une vie extra-terrestre. Les témoignages et analyses sont entrecoupés d’un dialogue à bâtons rompus épicé de chips et de voix contrefaites. Ce rythme et l’effet de gros plan sur les personnages que crée le fait que tout se déroule dans l’habitacle de la voiture donnent l’impression d’être au cinéma.

La scène s’étire. Clara est goguenarde à l’écoute de ces personnes qui ont eu des contacts avec un au-delà supraterrestre, alors que Félix est plus ambigu, il rapproche leur expérience de celle qu’il a des jeux vidéos avec son accent anglais. C’est donc de cela dont il sera question ? de vie extra-terrestre ? On s’attend presque à voir des soucoupes volantes atterrir sur la scène, tandis qu’on assimile une présence trouble dans l’obscurité de la scène, qui paraît dédoubler Adèle Haenel par son jogging et son haut doré, à un martien. On se prépare à une expérience paranormale quand l’écoulement du temps est interrompu lorsque Clara sort de la voiture et se fige, ou que Félix se retourne vers une poupée au visage livide, située à l’arrière de la voiture.

En sous-main, au détour de certaines répliques, se tisse cependant un thème, celui des violences sexuelles. Les deux personnages évoquent un oncle abusif et pourtant pleuré à son enterrement, des partages pendant la soirée, avec d’autres invités, eux aussi abusés, et laissent à partir de là advenir les larmes et les crises d’angoisse, de dissociation ou de schizophrénie. On renoue progressivement les fils entre eux et on comprend que l’extra life dont il est véritablement question ne concerne pas la vie ailleurs que sur Terre mais des fantômes qui hantent, des traumatismes, et peut-être aussi la possibilité d’une vie après ces traumatismes. Les paroles deviennent progressivement lacunaires et la metteuse en scène laisse place à la chorégraphe : la double d’Adèle Haenel danse dans une lumière extra-terrestre, un parallélépipède lumineux mouvant qui la cerne, la soumet, la limite, jusqu’à ce qu’elle en brise les lignes.

Le moment est hypnotique. Il y en aura ensuite quantité d’autres, grâce à la fumée, que Vienne semble décidément avoir le don de dompter pour qu’elle reste au ras du sol et se déplace précisément à l’endroit et au rythme qu’elle veut ; grâce aux lumières d’Yves Godin, innombrables, profondément suggestives, qui se substituent à toute scénographie ; aux danses, de Katia Petrowick au premier rang, mais aussi de Theo Livesey et Adèle Haenel ; à leurs déplacements ralentis, la décomposition extrême de leurs mouvements, signature de l’artiste qui introduit des failles temporelles – au bout d’une heure, et même deux, de spectacle, il sera encore 5h38.

Dans cette faille que l’artiste creuse, ressurgissent les traumatismes de l’enfance, l’oncle Jackie, les dessins animés qu’il marchandait, les ordres qu’il donnait, le refuge que pouvait constituer une peluche. Le frère et la sœur sont dédoublés : Félix par une marionnette qui figure son enfant intérieur ; Clara par un double adulte tantôt complice tantôt ennemi, dont Félix paraît avoir conscience quand il désigne les voix de sa sœur. Ces doubles apparaissent comme des mécanismes de protection pour survivre aux violences subies. Tous deux s’y confrontent ou s’y soumettent, se confrontent l’un à l’autre, s’effondrent plusieurs fois au sol, se relèvent, flirtent avec l’inceste pour se remettre du viol – et rappellent ainsi L’Étang.

Gisèle Vienne dit vouloir sonder « l’encodage perceptif » à l’origine du déni pour ouvrir la voie d’une reconstruction, d’une « re-sensibilisation ». Pour ce faire, traiter la question délicate des viols sur mineurs, elle mobilise tous ses savoirs : la marionnette, la danse, le théâtre, la philosophie, la musique. Le spectacle créé est profondément plastique, fascinant. Et pourtant, quelque chose ne prend pas. Une certaine distance résiste aux procédés profondément immersifs mis en place – musique, lumières laser, fumée. Est-ce la dramaturgie qui est en cause ? la place irrésolue laissée au texte, trop ou pas assez présent ? On perçoit bien que l’artiste vient remuer des affects profonds à certains moments, mais durant des séquences entières, on ne sait quoi se raconter de ce qu’on voit sur scène, on ne parvient pas à déchiffrer les signes non verbaux que Gisèle Vienne cherche à décoder. EXTRA LIFE génère un sentiment de frustration de ne pas parvenir à entrer plus avant dans les processus psychologiques qu’elle sonde par son langage protéiforme, de ne pas faire pleinement l’expérience du bouleversement perceptif auquel l’artiste aspire. Si elle ne parvient pas à retrouver la puissance et la justesse de Crowd, Vienne n’en continue pas moins de chercher, de se déplacer et de proposer un théâtre extrêmement singulier qui laisse des traces dans nos mémoires sensibles.

F.

 

Pour en savoir plus sur « EXTRA LIFE », rendez-vous sur le site de la MC93.

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