Remarque pertinente : tout art se distingue par un manque. Un manque propre qui le définit et invite celui qui s’adonne à l’exercice de cet art, pour le pratiquer ou le consommer, à l’intégrer et à le dépasser. Parce qu’il y a manque, l’art se dissocie de la vie. La peinture n’a pas accès au mouvement, la musique à l’image, la littérature à l’incarnation. En partie invalide, chaque art sollicite le dépassement de ce handicap et, ainsi, s’affirme dans sa spécificité. On éprouve son attrait pour l’effort accompli et l’invitation lancée à le poursuivre face à l’œuvre que l’on approche. Pour écouter la musique, je suis la succession des sons proposés en les accompagnant ou pas, selon ma vocation, par des images ou des mots. Accompagnement mental, nullement impératif mais possible, car, souvent, l’art, un art, par le manque qui lui est propre éveille, de la part du consommateur, le vœu de procéder personnellement à son dépassement. Il compense le manque grâce à son apport afin de restaurer la complétude de la vie sacrifiée par l’art. Il ne s’agit pas de la quête – bien fréquente – des « correspondances », mais du travail intérieur, secret, parfois inconscient même. Je regarde Matisse et une musique, anonyme, venue de nulle part, surgit en moi. Le plus souvent l’œuvre se suffit à elle-même, mais cela ne m’empêche pas de dire que je l’aime justement pour le manque que je ne cherche pas à combler car il me réjouit : gavé d’images, je me réfugie dans les accords d’un orchestre, exaspéré par les sons qui envahissent les espaces publics je cherche refuge dans le silence des tableaux ou des mots. Le manque est aussi un remède, une solution de secours, un affranchissement et tout autant une contestation de la vie dépourvue, elle, du moindre manque.
Et le théâtre ? Rien ne lui manque, à lui. Rien et, souvent, sa disgrâce provient justement de cette totalité préservée, de cet effet miroir avec la vie dont rien ne le dissocie. On ne l’aime pas puisqu’il ne confronte à aucune absence, puisque aucun manque ne l’affecte. Quel travail dois-je ou puis-je faire là où l’art, ou le prétendu « art du théâtre », revêt l’aspect de la vie dans son entière complexité ? Pourquoi m’intéresser à ce double ? Que vais-je faire, moi, avec ce reflet ? Pourquoi entrer dans le jeu des leurres ? Pourquoi me livrer à ce mirage trompeur, s’interrogent les sceptiques ? On fuit le théâtre parce que rien ne lui manque. Parce qu’il n’appelle pas le moindre travail de substitution et, implicitement, ne développe guère cet appétit de confrontation au manque et à l’effort qu’il réclame. La réalité est là, l’art non –disent les partisans du désamour.
Hamlet, le prince amoureux du théâtre depuis sa jeunesse, motive sa passion par la possibilité qui lui est offerte de retrouver sur la scène élisabéthaine le miroir qui renvoie le reflet concentré de la vie. Peter Brook va reprendre et faire sien le propos hamlétien : rien ne distingue le théâtre de la vie, disent l’un et l’autre, sauf le degré de concentration. Sans amputation, le théâtre semble avoir soumis le réel, comme les fabricants d’alcool, à un degré supérieur de distillation. Parfois il multiplie les opérations afin de parvenir à une densité qui brûle tel un calvados normand ou une eau-de-vie roumaine. Ici la vie tout entière se retrouve, mais modifiée grâce à cet exercice qui finit par accorder au spectateur le plaisir offert par un alcool fort. Si on déteste le théâtre de boulevard c’est parce qu’il fournit du whisky light ! Parce que la vie sauvegarde ses apparences mais se présente non pas comme étant plus intense, mais plus simple, non pas comme étant plus enivrante, mais plus diluée, stéréotypée et dépourvue de contraintes.
Rien ne manque au théâtre, certes, mais il apporte un surplus, pour certain, suspect, tandis que pour d’autres, c’est d’une plus value de vie qu’il s’agit. C’est une vitamine qui, lors des grands moments de bonheur théâtral, permet au spectateur qui a franchi, épuisé, le seuil de la salle d’en sortir revigoré. La concentration réussie du théâtre produit une concentration contagieuse des énergies. Elle affecte le spectateur que je suis. Quand en 1979, un soir, après La Conférence des oiseaux j’ai formulé cet aveu à Peter Brook, il m’a remercié en précisant qu’il n’avait pas l’habitude de le faire souvent. J’ai compris alors que j’étais le cobaye heureux qui confortait son programme : le théâtre c’est de la vie concentrée qui ne se résume pas au plateau, mais s’accomplit lorsqu’elle parvient à contaminer non pas tant le public collectivement que chaque être individuellement. Cet art collectif finit par se légitimer grâce à l’effet qu’il procure à titre personnel, sur le spectateur, et sur lui seul !
Ne pas aimer le théâtre signifie ne pas éprouver ce besoin de concentration. Lorsqu’en aimant le théâtre, on n’aime pas un spectacle, la déception provient de ce manque de surcroît d’intensité. Et alors on déplore une soirée perdue, en se disant que l’on aurait pu mieux la vivre avec des amis dans un café, ce théâtre social de consolation !
« Rien ne lui manque », in Amour et désamour, Georges Banu