« La Pasión King Lear » de Yerandy Fleites, par le Teatro D’Dos – Shakespeare et le théâtre en dialogues

En attendant le début du Festival International de Théâtre de La Havane, prévu à la fin du mois d’octobre, le Teatro D’Dos et son metteur en scène Julio César Ramirez présentent déjà au Raquel Revuelta leur spectacle programmé pour ce grand rendez-vous biennal, La Pasión King Lear. Pour cette pièce de Yerandy Fleites, la compagnie propose une mise en scène d’une modernité inédite, ici à Cuba, tant par la direction d’acteurs, l’occupation de l’espace, que les moyens mobilisés. Un dialogue avec le théâtre, ses moyens et ses possibles, est ainsi mis en place, qui redouble le dialogue qu’entretient la pièce avec le drame de Shakespeare, ici réécrit, dont les subtilités intertextuelles parfois vertigineuses sont démultipliées au plateau.

Le complexe Raquel Revuelta compte plusieurs petites salles, outre la principale qui accueille la majorité des spectacles. Il semble que le spectateur soit sur le point d’en découvrir encore une nouvelle quand il est envoyé sur le côté du théâtre, depuis le guichet. Longeant le bâtiment, passant devant l’escalier qui mène aux bureaux de la revue de critique cubaine Tablas-Alarcos, on arrive devant une porte blanche, obstruée par un side-car. Un discret panneau indique au-dessus de la porte « escenario ». Il ne s’agit en réalité pas d’une nouvelle salle, mais de l’entrée des régisseurs, artistes et autres artisans de la scène, qui mène tout droit sur le plateau.

De fait, des gradins y ont été installés, offrant une nouvelle perspective sur la salle. Le revers n’est pas que physique, car la compagnie invite les spectateurs dans l’intimité du travail de trois artistes, une femme et deux hommes, en habits neutres, sur le point de monter King Lear de Shakespeare. Pas de représentation ménagée : ils sont d’emblée installés autour d’une table de répétition, jonchée de documents. Néanmoins, ce temps de réflexion à la table est bientôt fini, ils sont sur le point de faire leurs premiers essais à la scène ; ne manquent plus que les comédiens à qui seront distribués les différents rôles retenus dans leur relecture de Shakespeare. On croirait assister là à une séance de réflexion d’un collectif d’artistes qui créeraient ensemble, et oscilleraient entre les commentaires et le jeu, les didascalies et l’essai de répliques.

Tout d’abord, d’après une indication de l’auteur qui arrive après la première scène, celle au cours de laquelle le royaume de Grande-Bretagne est divisé par un roi entre ses trois filles, les artistes réfléchissent aux costumes des personnages. Leurs paroles rencontrent déjà la réalité du plateau quand est décrite la tenue de Goneril, à la grosse natte et vêtue de rouge : l’actrice, nattée et portant une chemise de cette couleur, y est identifiée avant même que le personnage ne prenne corps en elle. Ensuite, les trois artistes réfléchissent à la disposition des personnages dans l’espaces, imaginant le spectacle à venir. Pour cela, ils transforment la table en plateau, et désignent le Roi Lear avec une bouteille d’eau, Goneril et Reagan avec des flacons de parfum et Cordelia avec un tube de rouge à lèvres – tous les trésors du sac de la femme présente sont bons pour préparer le spectacle à venir.

Une fois les emplacements déterminés, les metteurs en scène essaient les premières scènes. L’un d’eux prend ainsi la parole, face au public, et interprète la tirade initiale de Lear. Par lui, le roi annonce qu’il se défait du pouvoir, qu’il le remet – à défaut d’un fils aîné – à ses trois filles, entre lesquelles il répartit le royaume à parts égales, mais sous réserve qu’elles expriment avant son amour pour lui. Cette complaisance égocentrique précipite le vieux roi dans la tragédie. Tandis que, sans hésiter, les deux aînées le flattent à force de rhétorique, la dernière, Cordelia, refuse de se prêter à la comédie. Il la renie donc et divise sa part entre les deux autres, persuadé de leur amour et de l’accueil qu’elles lui réserveront chez elles.

Après le discours initial de Lear, les deux autres artistes, qui deviennent acteurs à leur tour, prennent le relais. L’autre homme joue l’aînée des filles, en prenant dans les mains le flacon qui lui correspond. Mais à peine a-t-il commencé que les deux autres corrigent son intonation, montrant bien là qu’il ne s’agit pas encore de jouer mais de préparer l’interprétation à venir, de dévoiler le caractère fabriqué du théâtre. La femme prend ensuite la parole, joue Reagan, puis Cordelia, s’appuyant sur les objets placés sur la table. Quoiqu’elle ne soit pas interrompue, quant à elle, l’homme qui la précédait l’applaudit discrètement pour sa performance lorsqu’elle a terminé, soulignant le fait qu’en disant les paroles de son personnage, elle s’est laissée pénétrer par les émotions qu’elles véhiculent. En réaction à cette dernière réplique, Lear offre plusieurs chances à sa fille de se rattraper. Mais Cordelia reste franche, droite. Dans cet affrontement, la part labile du jeu, la porosité des frontières entre comédiens et personnage, fabrication et illusion, s’estompe. Les artistes sont pris par leur rôle, et ne reste de la part révélée des dessous du théâtre que le fait qu’ils ne sont que trois sur scène pour tous les personnages invoqués – le père et ses trois filles, mais aussi Gloucester et ses deux fils, plus les identités travesties de Cordelia et Edgar, qui deviennent respectivement bouffon du roi déchu et Tom. A la faveur d’un accessoire ou d’un vêtement – des gants, une veste, un tissu utilisé en traîne… –, ils passent d’une identité à l’autre, se travestissent, déplaçant constamment les termes de leur identification aux personnages.

Le texte de Yerandy Fleites permet de telles variations d’identité pour un même comédien, car les personnages ne cessent de se désigner eux-mêmes et de commenter leurs propres actions. Néanmoins, ces métamorphoses complexifient un jeu d’intertexte déjà intense. Par de courtes scènes, la pièce dialogue avec l’œuvre de Shakespeare, la synthétise, en déplace les enjeux, et au-delà d’elle réfléchit à sa postérité. La Pasión King Lear ne prenant sens qu’à partir de sa source, des choix affirmés par rapport à l’œuvre d’origine, la superposition des identités accroît encore le vertige.

Une telle densité met en valeur, par contraste, la virtuosité de la mise en œuvre scénique du texte. D’un personnage à l’autre, et d’une scène à l’autre, les passages sont fluides. Ceci en grande partie grâce aux lumières, fines, variées, et à la matière sonore. En outre, Ramirez investit tout l’espace du théâtre. La grande forêt dans laquelle Lear se perd dans la tempête devient forêt de sièges d’une salle de théâtre vide, entre lesquels courir, se cacher, ou sur lesquels monter, du parterre au balcon, reliés par une corde. L’imagination se trouve sollicitée par cet univers non-réaliste, et le plateau finit de prendre un aspect métaphorique quand à la place du rideau descend un grillage de fer, qui enferme pour de bon ces figures sur scène, les condamne à jamais à être des personnages de théâtre, relus et réinterprétés par des metteurs en scène du monde entier. Cette distance prise avec toute velléité d’illusion ouvre un champ d’exploration théâtral encore relativement vierge à Cuba, qui laisse entrevoir d’infinis possibles.

Néanmoins, dans le cours du spectacle, des moments de fulgurance percent, des résonances affleurent, mais qui laissent surtout envisager ce qui aurait pu être. Dès le texte, aurait pu être tissée une réflexion intense et pertinente sur le destin d’une île, sur la transmission du pouvoir et l’affrontement de deux générations. Face à Lear et Gloucester, aveugles au sens littéral ou figuré, se distinguent ceux qui tirent parti du pouvoir, le pervertissent, en profitent, quitte à miner les idéaux d’antan – ce sont les filles de Lear, mais aussi Edmond, le fils de Gloucester, qui devient un général dont le costume superpose les références ; ceux qui sont prêts à faire la révolution contre l’ordre ancien comme contre l’ordre présent, portant en eux la flamme de l’absolu, avec une radicalité ambiguë, puissante – comme Edgar, l’autre fils de Gloucester ; et ceux enfin qui restent intègres, réalistes, ancrés, comme Cordelia, qui croit ressembler à ses sœurs mais qui les hait et rejette cette part d’elle-même qu’elle pressent. Toute une double-lecture potentielle transparaît, mais en creux, et ne réussit pas à s’imposer et s’enrichir à chaque scène, car ça va trop vite, c’est trop dense. C’est d’autant plus regrettable que le parti-pris passionnant du metteur en scène de révéler l’envers du théâtre se dilue rapidement, pour ramener à une interprétation intense, incarnée, sans distance, plus traditionnelle, qui ne prend pas un relief particulier à la faveur d’une lecture plus explicitement contemporaine du drame shakespearien.

 

F.

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