« It don’t worry me » du collectif Atresbandes, Bertrand Lesca et Nasi Voutsas au WET°6 – l’activité spectatrice en spectacle

It don’t worry me est un spectacle né de la rencontre d’une compagnie catalane, le collectif Atresbandes, et d’un duo franco-britannique formé par Bertrand Lesca et Nasi Voutsas. Il a été présenté dans le cadre du WET°6, festival consacré à la jeune création dont la programmation est prise en charge par un ensemble de jeunes artistes et de techniciens associés au CDN de Tours. Le choix de présenter ce spectacle démontre la maturité des organisateurs du festival, qui invitent avec lui à prendre du recul sur la création contemporaine et son rapport au public. En déconstruisant le geste artistique aussi bien que l’activité spectatrice, It don’t worry me prend la forme d’un long commentaire métathéâtral aussi humoristique que fin.

La grande salle du Théâtre Olympia est pleine, confrontée à un plateau recouvert d’un sol blanc et simplement occupé par un tableau à la craie sur lequel est écrit « It don’t worry me ». À défaut d’enclencher une quelconque rêverie avant le début du spectacle, l’espace peut être considéré plein de promesses. C’est ce que suggèrent deux voix off, qui détaillent autant que possible cette scénographie et élaborent à partir des rares indices qu’elle livre des hypothèses. Ces voix dissociées de tout corps s’apparentent à celles de journalistes sportifs, qui s’évertuent à maintenir un flot de paroles continu avant, pendant et après un match. Ces commentateurs parlent cependant au rythme des journalistes de France Culture, et ils ne sont pas en quête d’actions remarquables mais de signes et de sens. En attendant de voir ce qui aura lieu sur cette scène, et après avoir révélé que le titre du spectacle est inspiré par une chanson folk de Keith Carradine reprise dans un film, Nashville, ils évoquent le WET, le CDN dirigé par Jacques Vincey, la scène de l’Olympia. La situation mise en place a beau être incongrue, l’adresse incertaine, ces commentaires établissent un contact d’emblée complice avec le public. Ils font d’autant plus rire qu’ils sont faits en anglais, ce qui amène les deux commentateurs à déformer les noms propres, à rendre compte d’une perspective étrangère qui permet de surestimer sur le rayonnement du CDN, et plus largement à donner du jeu à leur dialogue en provocant de multiples rectifications, corrections ou précisions.

Dans l’attente du début du spectacle, Bertrand et Albert commentent encore l’arrivée d’un spectateur qui s’installe à sa place. Ils font douter de son identité de spectateur en attirant l’attention sur son regard trop fixe sur la scénographie vide. À de nombreuses reprises par la suite encore, ils formuleront plusieurs hypothèses que le spectateur peut faire, ou souligneront avec un léger décalage des détails qu’il a pu relever. Tout en faisant prendre conscience de ce qu’on regarde, d’où et comment on regarde à la recherche de signaux à déchiffrer, ils orientent nos regards – mais vers rien. Lorsqu’ils font remarquer un faisceau lumineux blanc apparu sur le sol blanc, le public se trouve dans la même situation que Marc dans la pièce de Yasmina Reza, Art : « Mon ami Serge a acheté un tableau blanc. C’est une toile d’environ un mètre soixante sur un mètre vingt, peinte en blanc. Le fond est blanc et si on cligne des yeux, on peut apercevoir de fins liserés blancs transversaux ».

Jusqu’ici comiquement littérale, la situation se complexifie de manière vertigineuse lorsque les deux commentateurs entrent sur le plateau et deviennent performeurs – sans cesser d’être commentateurs, micro à la main. Leurs voix se dissocient de leurs corps alors qu’ils se mettent à commenter ce qu’ils font, en parlant d’eux-mêmes à la troisième personne et en décrivant avec quelques secondes d’écart leurs actions. Sans cesser de s’émerveiller, ils soulignent ainsi la façon dont ils se déplacent, leur déshabillage, ou les couleurs légèrement différentes de leurs chaussettes. Alors que leurs gestes et leurs mouvements sont profondément dérisoires, nécessairement basiques car ils ne peuvent se permettre d’essouffler la voix du commentateur qu’ils continuent d’être, Bertrand et Albert cherchent sans relâche un sens à ce qu’ils voient et échafaudent de nombreux scénario. La pulsion scopique qu’ils manifestent face à la scène évoque l’essai de Daniel Arasse, On n’y voit rien. La différence est cependant qu’il n’y a pas d’escargot dans la performance qu’ils proposent, ni moins encore d’Annonciation comme dans le tableau de Francesco del Cossa. La charge comique de leurs commentaires repose sur l’absence totale de sens d’une chorégraphie de fesses ou le surplus de sens qu’ils attribuent à un cercle ou à une position de doigts aux multiples significations en histoire de l’art.

Leur démarche convoque en réalité plutôt l’essai de Didi-Hubermann, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde. Plutôt que l’œuvre elle-même, c’est notre regard sur la scène qui est décortiqué, notre posture de spectateur, qui cherche compulsivement à comprendre ce qu’il regarde. L’art contemporain en prend pour son grade dans ce spectacle, mais le public aussi, prêt à présupposer un sens à tout. De manière plus précise, lorsque les deux commentateurs entreprennent de faire le point sur l’ensemble de la performance en en listant les actions principales sur le tableau à la craie, en cherchant des nœuds et traçant des liens, il semble que ce soient les chercheurs en études théâtrales qui soient visés. Ceux-là qui sont si désireux de trouver des objets sur lesquels exercer leur théorie qu’ils en viennent à décortiquer des spectacles jusqu’à les perdre de vue. On pense notamment au théâtre de Castellucci, théâtre cryptique, ésotérique, qui exige une culture immense en histoire de l’art pour pouvoir être déchiffré, qui fait le bonheur de certains chercheurs.

Cette mise en procès des différentes instances engagées dans la création contemporaine devient explicite quand Bertrand et Albert entreprennent de faire circuler la parole dans le public pour les aider à construire la signification qui leur échappe. Trois acteurs embusqués soulignent non sans cruauté la pauvreté qui peut frapper des temps d’échange avec la salle et l’incapacité du public à parler d’une œuvre, soit parce qu’il lance de vains débats en lien avec l’actualité, amenés n’importe comment, soit parce qu’il se perd dans des digressions autobiographiques qui n’en finissent pas. L’ironie aussi brillante qu’acerbe des auteurs du spectacle s’exerce ainsi à tous les endroits, n’épargnant personne. Le spectacle nous invite ainsi à réfléchir à notre condition d’acteur pensant, à prendre du recul pour arrêter de tout prendre au sérieux. La démarche ne met pas pour autant notre activité en échec total, car la mise en œuvre de ce méta-spectacle laisse un endroit non commenté : le frottement entre présence et absence au plateau, la dissociation entre performeurs et commentateurs. Ce jeu, au sens architectural du terme, offre la possibilité au spectateur d’exercer sa pensée en toute liberté et ainsi de mesurer la finesse de ce spectacle qui se donne des allures de pied de nez.

F.

 

Pour en savoir plus sur « It don’t worry me », rendez-vous sur le site du CDN de Tours.

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