« Littoral » de Wajdi Mouawad à la Colline – Le théâtre est mort, vive le théâtre !

En 2009, la tétralogie Le Sang des promesses, composée de Littoral, Incendies, Forêts puis Ciels, faisait événement lors du Festival d’Avignon. Elle découvrait à ceux qui l’ignoraient encore le metteur en scène libano-québécois Wajdi Mouawad et son théâtre profondément épique. Aujourd’hui, l’artiste est directeur du Théâtre National de la Colline. Malgré la fermeture des lieux publics ces derniers mois, il a continué d’occuper une certaine place dans le paysage théâtral désormais numérisé, grâce à son journal de confinement audio. Les tirades poétiques qu’il confiait à son portable, livrant des réflexions sur la crise que nous traversions, étaient mises en partage sous la forme d’un podcast. Le metteur en scène ne s’en est pas tenu là, et a en outre décidé de rouvrir le théâtre avant la traditionnelle trêve estivale – quitte à ce que ce soit pour quelques semaines seulement et avec des possibilités limitées –, et de le rouvrir avec Littoral, justement, l’un des spectacles qui l’avaient fait connaître. La pièce, une nouvelle fois recréée avec deux distributions différentes, gagne en portée dans ce contexte si particulier, et invite à clamer : « Le théâtre est mort, vive le théâtre ! »

Le public masqué est disséminé par grappes dans les nouveaux gradins de la grande salle. Les ouvreurs créent des îlots d’une, deux ou trois personnes selon la configuration dans laquelle arrivent les spectateurs. L’impression produite est étrange, une impression d’affluence disséminée, qui ressemble peu aux répartitions des corps dans l’espace que l’on connaît. Ce public troué est confronté à un rideau de scène métallique noir. Les lumières de la salle ne s’éteignent pas au moment où il s’ouvre, et aucun son ne vient couvrir le bruit du mécanisme qui le fait monter dans les cintres. Quelque chose de solennel s’installe aussitôt, alors que le regard découvre une scène désespérément vide, plus profonde que jamais. Tout au fond, ce n’est pas un mur noir sur lequel il butte, mais sur des cordes, des escabeaux, des spots, les lumières vertes des sorties de secours… ce qui se trouve généralement derrière le mur du fond, l’envers du théâtre. Une légère fumée qui parvient à la salle ainsi qu’un courant d’air frais donne l’impression d’être Roméo au moment où il entre dans le tombeau de Juliette. Ce dénuement total offre finalement l’image de ce que le théâtre a été pendant tous ces derniers mois, un théâtre mort, sans acteurs, sans décor, sans public.

Mais comme Juliette grâce au filtre de Frère Jean, la mort n’est qu’apparente, et le théâtre revient à la vie. Des acteurs entrent, se mettent en rond, s’observent, regardent les néons blancs s’allumer autour d’eux et éclairer d’une lumière encore sépulcrale le plateau. Un musicien s’empare d’un instrument, et s’installe à cour tandis qu’un autre prend place à jardin, et leur musique vient emplir l’espace et faire immédiatement oublier le néant qui précédait. Les corps s’animent, tracent des lignes au sol avec des rouleaux de gaffeur et font deviner des falaises en marchant dessus en équilibre. La magie opère, avec trois fois rien. Le spectateur renoue ainsi avec des sensations presqu’oubliées jusqu’à ce qu’une image d’une beauté saisissante, dont on sait à la seconde qu’elle restera longtemps gravée en mémoire, l’emporte : des hauteurs du plateau dérobées à notre vue, descendent des meubles de toutes sortes, des balais, des bureaux, des fauteuils et des boîtes, suspendus un peu de traviole par des fils. Deux rangées se superposent, qui laissent entrevoir tous les mondes possibles que renferme le théâtre, tous les décors qui sont restés remisés depuis des mois dans les coulisses. Désormais, ils flottent au-dessus du plateau, comme des fantômes, chargés du souvenir de spectacles passés, et de la promesse d’autres à venir. Vient ensuite une immense rangée de costumes, présences elles aussi spectrales rappelées à la vie par les acteurs, qui les feuillettent, se servent, s’habillent. A elles seules, ces images suffisent pour toute la soirée, et consacrent de la plus belle façon qui soit le retour tant attendu au théâtre après ces mois eux aussi suspendus.

La plupart de ces meubles et de ces vêtements repartent dans les cintres, dans les limbes du théâtre, là, juste au-dessus de la scène. Les acteurs n’ont pris que le strict minimum pour le spectacle à venir : trois chaises noires, des imperméables, une boîte rouge. Pas de quoi faire illusion, ni même de créer quelques images sur scène. Ce théâtre qui revient à la vie sera simplement fait de présence et de langage – ce qui a peut-être le plus manqué pendant le confinement. S’avance Hatice Özer, actrice qui faisait partie de la merveilleuse aventure de Désobéir. Pièce d’actualité n°9, de Julie Bérès. Une certaine fragilité au départ dit malgré elle l’engourdissement des corps isolés, avant que l’actrice ne se laisse embarquer par la langue de Mouawad, une langue écrite, mais une langue à dire, qui se situe pile sur le fil qui sépare la page du corps. Hatice Özer, ou plutôt, Nour, s’adresse au public, qu’elle transforme en juge, à qui elle raconte « un peu » de son histoire avant de lui présenter une requête. D’un coup, comme si elle ouvrait les vannes d’un barrage prêt à déborder, comme si elle se libérait de tous les mots retenus pendant un temps infini, elle débite à toute allure les circonstances dans lesquelles elle a appris la mort de son père, survenue quelques jours auparavant, et tous les événements qui l’ont amenée jusqu’ici entre temps.

D’emblée, avec ce monologue initial, la puissance du langage sur laquelle se fonde ce théâtre se fonde est démontrée par le surgissement de scènes au gré du récit de Nour : son errance dans la nuit, sa visite à la morgue, sa confrontation avec ses oncles et tantes… mais aussi ses moments de délire. Quand la Chevaleresse Bérangère fait irruption, sa présence semble faire complètement dériver le spectacle, en déplacer de manière profonde et insoluble les coordonnées. Cependant, de phrase en phrase, le spectateur comprend qu’elle n’est autre qu’un double de Nour, une amie imaginaire, une création de son esprit qui lui sert d’armure contre la violence du réel. Tout un carrousel de scènes se déploie ainsi, à un rythme effréné, tandis que Nour poursuit son récit au juge qui ignore encore le rôle qu’il va jouer dans cette histoire. Néanmoins, des décrochages moquent en même temps qu’ils la célèbrent cette puissance absolue du langage sur scène : les oncles et tantes de Nour se demandent un moment s’ils sont dans le salon d’exposition du défunt ou dans l’appartement de Nour, et il leur faut débattre avant de tomber d’accord et que le récit reprenne sa course.

La vitesse fait perdre la notion du temps. Alors que les scènes s’empilent, que les personnages se multiplient, que l’histoire s’accorde déjà au pluriel, on se demande si on en est au début, au milieu ou à la fin quand Nour annonce qu’elle va enterrer son père dans son pays natal, à défaut de pouvoir l’enterrer auprès de sa mère, morte à sa naissance. Après coup, on se rendra compte que ce n’est finalement là que le début d’un long voyage initiatique assorti d’une quête identitaire, les deux thèmes de prédilection de Mouawad, qui mènent de l’histoire des parents de Nour à une mémoire collective plus douloureuse : celle d’un pays, jamais nommé, frappé par la guerre.

Les symboliques déjà nombreuses dans la première partie du spectacle prennent de l’ampleur une fois Nour arrivée au pays natal. Accompagnée de sa chevaleresse et de son père mort qui lui parle, elle rencontre un aveugle, qui joue le rôle de sphynx, et une jeune femme, Suzanne, qui chante sa peine du haut de la colline. Suzanne accepte d’aider Nour à enterrer son père alors que les places manquent dans les cimetières du village, et forme en même temps une armée composée d’autres jeunes femmes et d’un jeune homme (l’inverse ou presque avec l’autre distribution), tous en deuil, pour se venger par la parole des horreurs de la guerre. Leur troupe écorchée autant que leur démarche alors qu’ils s’entraînent à raconter leur histoire, évoque les Sacrifiées de Laurent Gaudé. Mais alors que ces dernières, Raïssa, Leïla et Saïda, appartiennent à trois générations différentes, la bande est ici homogène. La présence du père de Nour, incarnée par Patrick Le Mauff en alternance avec Gilles David de la Comédie-Française, accentue même l’écart de génération qui sépare ceux qui ont fait la guerre, bourreaux ou victimes, de leurs enfants, qui en paient les frais. Ce mort qui hante les vivant qu’il faut enterrer, le père de Nour, permet néanmoins de réconcilier les générations.  Il devient le père de tous ces orphelins, qui font avec Nour le deuil de leurs parents et leurs proches. Ils ont ainsi beau souffrir de sa puanteur, ensemble, ils cherchent sans relâche le meilleur endroit où l’enterrer, et vont de village en village, de vallée en vallée jusqu’au littoral, figuré par des bandes de gaffeur bleues cette fois et une lumière aquatique. Au cours de ce vaste périple, ils marchent, courent, rêvent les pieds en l’air, et leur groupe s’agrandit, toujours plus riche d’histoires terribles à faire connaître.

Par-delà cette matière épique, dense, qui fait surgir des images soutenues par la musique et les lumières, l’entrée en matière du spectacle par le théâtre continue d’œuvrer. L’écart de génération marqué par la présence de Patrick Le Mauff au sein d’une bande de jeunes acteurs n’agit pas qu’au niveau de la fiction. Les jeunes, parfois, buttent sur certains mots, placent mal leur voix en recherche de puissance, laissent des vides autour d’eux quand ils se déplacent… mais à d’autres moments, ils prennent appui sur l’aîné – comme les personnages qu’ils incarnent –, métaphoriquement ou littéralement : c’est tantôt Nour qui supporte le cadavre pourrissant de son père, tantôt son père qui portent sur son dos sa fille à bout de forces – magnifique image amplifiée par des jeux d’ombre. Cette méta-théâtralité qui infuse tout le spectacle donne de l’ampleur à la pièce de Mouawad, et fait passer au-dessus des quelques fragilités de cette recréation et des facilités du texte. L’émotion ne se loge pas où l’on croit, dans les récits de guerre, les tirades lyriques ou les décrochages de registres. Elle se niche dans le retour du théâtre à la vie soigneusement figuré au début, dans le désir urgent de raconter qu’expriment les acteurs, dans le flambeau qu’ils se passent d’une génération à l’autre, dans le projet de recréer une communauté sur les décombres d’un monde abîmé. Malgré les répétitions amputées et les sièges vides, le théâtre est bien vivant, et sa résistance à la crise rend espoir pour l’avenir.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Littoral », rendez-vous sur le site du Théâtre de la Colline.

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