Dans le cadre du Festival d’Automne, Claude Régy présente sa dernière création Rêve et folie au Théâtre des Amandiers de Nanterre. A plus de quatre-vingt dix ans, le metteur en scène français poursuit la quête sur le langage et sa capacité à cerner l’indicible qu’il a entreprise il y a près d’un demi-siècle. Après les écritures de Fosse, Pessoa ou Vesaas, c’est cette fois-ci un poème en prose du poète allemand Georg Trakl qu’il nous fait découvrir. Depuis tant de temps, ses principes et sa méthode sont les mêmes, mais s’ils perdent un peu de leur puissance à mesure qu’on le côtoie, il affirme par eux une résistance dont il importe de continuer à faire l’expérience.
Claude Régy passe d’une salle à l’autre avec ses créations, et c’est cette fois aux Amandiers qu’il est accueilli. Dans le hall, l’ambiance est celle que l’on connaît. Le metteur en scène n’a pas réussi à ménager sa mise en condition dès l’arrivée des spectateurs, comme il l’avait fait à la Ménagerie de verre, à Berthier, ou à la Maison de la culture du Japon. Ce n’est qu’au moment d’entrer en salle que sa marque s’impose, lorsque les ouvreurs indiquent aux spectateurs que Régy réclame le silence à partir de cet instant. Comme pour ses autres spectacles, le metteur en scène a fait réduire la jauge pour limiter le nombre de places et assurer une relation intime avec le comédien. Rapidement, sa présence au milieu des gradins est remarquée malgré l’intensité lumineuse déjà très basse, et impose pour les premiers le recueillement bien particulier qu’il a créé. Certains spectateurs sont visiblement novices, on s’appelle à travers la salle, on chuchote, on s’agite, avant de prendre conscience du volume amplifié de chaque parole, chaque geste, chaque frottement, chaque borborygme, dans le silence fragile qui se met peu à peu en place.
Pendant un long temps, chacun est suspendu à l’attente du début. Lorsqu’il devient évident qu’il ne s’agit pas simplement d’assurer le silence un instant avant de commencer, l’attente se mue en autre chose. Cette atmosphère dont chacun devient responsable, que chacun peut briser en un instant, conduit à la séparation recherchée avec le monde qui nous entoure, nous fait progressivement pénétrer dans l’univers bien particulier dans lequel Régy nous invite. Le noir tamisé qui d’abord nous aveuglait finit par laisser entrevoir une grande voûte, qui devient l’objet de notre contemplation. D’emblée cette scénographie s’offre à nous plus directement, plus généreusement que pour les spectacles précédents, et elle sollicite un état de rêverie.
La présence qui imperceptiblement commence à se manifester surgit sans effraction dans ces conditions. Le doute qui l’entoure ne se dissipe qu’au bout d’un moment, quand les trois points à peine luminescents – grâce aux lumières LED hallucinantes qui ne laissent pas entrevoir leurs sources – finissent par devenir une tête et deux mains, claires. Cette lente distinction donne l’impression que le corps qui s’avance venait de très loin, bien au-delà du fond de la scène qu’on ne fait que supposer. Une fois reconstituée cette vision, une fois ramenée à du connu, on prend conscience des sons qui surviennent, des matières sonores qui se superposent sans créer de musique, qui emmènent là encore la perception dans l’ordre de l’infrasensible.
A partir des trois taches de lumières qui s’approchent, on reconstitue des mouvements, des contorsions lentes, douloureuses mais douces, comme si le corps qui se laisse enfin cerner était animé de spirales, de volutes. L’homme continue sa progression décomposée, jusqu’à se trouver à l’avant de la scène, le visage enfin révélé, au bout d’un temps qui paraît long mais que l’on n’est plus capable d’évaluer. Au sein des strates de sons on reconnaît une mouche, que le comédien semble vouloir attraper. De ce signe vers un monde connu, identifiable, naît la parole, qui, chancelante, frêle, survient et articule les mots de Trakl.
Dans Rêve et folie, le poète retrace sa vie sur un mode mystérieux. C’est donc de lui qu’il s’agit, du poète écorché inspiré par Rimbaud et expliqué par Rilke mort à 27 ans, qui a connu tous les interdits, éprouvé tous les excès – les drogues, la folie, l’inceste, et très probablement le suicide –, et qui a trouvé dans la poésie le moyen de transfigurer ses tourments. « La flamme brûlante de l’esprit, une douleur puissante la nourrit aujourd’hui », dit-il dans « Grodek », son dernier poème, alors qu’il est pris par la guerre de 1914.
Si telle est la matière, elle n’apparaît que sur un mode métaphorique, impénétrable presque, pour qui ignore le texte. Au gré des phrases, le spectateur reconstitue une famille, frappée par une malédiction qui ne se dissout pas avec la mort du père. Des crimes resurgissent, à moins qu’ils ne soient des fantasmes libérés par le rêve, mais leur violence est contenue, comme désamorcée. Au viol, au meutre, s’ajoute l’ombre de l’inceste avec la sœur qui plane, tandis que des menaces suscitent en retour la peur. Mais la douleur est mise en balance par la jouissance, au contact de la la nature. Tout un paysage peuplé d’ombres et de présences se dessine, dans un crépuscule qui mêle le jour et la nuit, le dedans et le dehors, le rêve et la folie.
Par rapport à l’écriture de Vesaas, qu’il explorait dans ses deux derniers spectacles, Régy s’approche plus encore de la poésie avec ce spectacle. Dans le poème en prose de Trakl, une certaine continuité guide l’enchaînement des phrases, mais on ne peut aller jusqu’à parler de récit. L’énonciation est instable, la logique se dissout au profit de segments indépendants les uns des autres. La technique de Trakl paraît en cela impressionniste. Il écrit comme par petites touches qui finissent par former un ensemble, mais qui conservent leur indépendance par des creux, des blancs, qu’il revient au lecteur ou au spectateur ici de combler lui-même, pour atteindre le non-dit central. C’est précisément à cet endroit que l’on retrouve les préoccupations de Régy, attiré depuis sa découverte de Duras ou de Sarraute par l’expression au cœur même de l’écriture de l’aveu d’impuissance du langage.
La découverte mot à mot d’un texte inconnu fait partie de l’expérience régienne. Néanmoins la différence avec Rêve et folie par rapport aux précédents spectacles est que cette écriture véritablement poétique saisit moins, entraîne moins dans une hypnose d’images, suscite moins un spectacle intérieur qui se superpose à celui de la scène, du fait de cette expression troublée, qu’il faut recomposer pour en atteindre le sens. La perception tend ainsi à se déplacer du texte à la scénographie et au comédien, capables de susciter une autre forme d’hypnose. Les métamorphoses de l’immense voûte qui occupe le plateau, sculptée par les lumières, devient ainsi support de divagation. D’un crépuscule on passe à un soleil couchant sur la mer, ou à un arc-en-ciel qui s’irise de couleur sang, jusqu’à ce qu’à la fin un œil se referme – comme le poème, sur la condamnation de la race des maudits.
Dans cet espace polymorphe, Yann Boudaud saisit par sa voix. Elle oscille, constamment montante au cours des segments isolés, faits de bouts de phrase tout au plus. Elle est aussi modifiée par le sourire du comédien, qui évoque celui de Laurent Cazanave, qui interprétait Mathis, l’idiot de Vesaas dans Brume de dieu. Un sourire qui rapproche à l’extrême la joie naïve, pure, et la peur panique, par une forme d’hébétude encore redoublée par les yeux fermés de Yann Boudaud. L’expression est tellement exacerbée sur son visage qu’il paraît un autre homme depuis La Barque le soir. Lorsqu’il revient saluer à la fin du spectacle, en sueur, l’intensité de son effort, le caractère absolu de sa concentration transparaît dans l’espèce d’hallucination dans laquelle il est encore pris, dans la fatigue qu’il exprime. On prend alors conscience que la chorégraphie déliée qui saisissait tout son corps éprouvait plus encore qu’un enchaînement effréné, et ce n’est qu’à voir cette vulnérabilité que l’on réalise toute la fermeté de ses gestes et de sa voix, qui jamais laissent entrevoir une hésitation, un rattrapage alors même qu’ils sont sur un fil.
Rêve et folie s’inscrit dans la continuité d’un même travail, d’une même recherche que les précédents spectacles de Régy. Il semble avoir atteint depuis plusieurs années le cœur même de ce qui le préoccupe, et il continue à dire ce qui est pour lui une nécessité, sans crier, sans hurler, avec les moyens qu’il s’est construits. Avec ses spectacles, il invite à une résistance au monde, à sa vitesse, son rythme parfois hystérique. Par la valorisation de ce qu’il appelle le calme, la passivité – revalorisée dans sa perspective –, il cherche à nous faire appréhender l’inexistant, l’inexprimable, qui mettent en butte le connu, le scientifique, le rationnel, et permettent d’élargir la connaissance de soi, de son propre inconnu, à accepter, à prendre en compte. L’effet de découverte est nécessairement moins puissant d’une fois sur l’autre, mais peut-être que s’affirme là la singularité de sa démarche. Régy se situe à un endroit qu’il est le seul à occuper sur la scène théâtrale, chaque année plus que jamais.
F.
Pour en savoir plus sur « Rêve et folie », rendez-vous sur le site du Festival d’Automne.