Dans le cadre du Festival d’Automne, Claude Régy présente aux Ateliers Berthier un nouveau spectacle inspiré d’un texte du Norvégien Tarjei Vesaas, intitulé La Barque le soir. Deux ans après Brume de dieu, il retrouve cet auteur dont l’écriture fait étonnamment écho à l’esthétique scénique qui lui est chère. Une nouvelle expérience sensitive particulièrement riche.
« Vous entrez dans l’antichambre du spectacle, le silence est requis » : c’est ainsi que le public est accueilli dans la petite salle des Ateliers Berthier. D’emblée, cette injonction nous projette dans l’univers de Claude Régy, dont les mots d’ordre sont le silence et la pénombre. Le public s’installe donc dans cette atmosphère feutrée, un peu nerveux et excité.
Le silence qui se fait peu à peu rend les raclements de gorge et les bruissements des vêtements de plus en plus sonores. Une longue attente précède le noir qui annonce le début du spectacle, le temps que chacun se coupe du monde et soit ramené à soi, au rythme de sa propre respiration. Dès lors, les pupilles se dilatent et l’ouïe s’aiguise. Le spectateur est mis dans un état d’hypersensibilité qui le rend vulnérable : il sursaute légèrement quand enfin l’œil réussit à percevoir le comédien.
Yann Boudaud s’avance jusqu’aux limites de la scène, claire et lumineuse, qui s’étend tout en longueur, jusqu’à se trouver à quelques mètres des rangées de spectateur. Cette proximité nous rend perceptible son corps dans les moindres détails : les traits de son visage, les mouvements de sa glotte et les mots qui montent et qui se font jour, comme venus des profondeurs.
Sa diction est lente, détachée, gutturale – c’est là la marque de Régy par excellence. Les syllabes ainsi articulées forment des mots, puis des phrases, et un sens naît progressivement. Le chapitre qu’a choisi le metteur en scène dans l’œuvre de Tarjei Vesaas relate avec une extrême minutie la noyade d’un homme, de sa chute dans le torrent jusqu’à son resurgissement à la surface et son échouage sur la rive. La décomposition infinie de cette noyade en atténue la violence et la douleur .
L’écriture lente, physique et subjective du Norvégien est rendue parfaitement perceptible par cette esthétique de l’étirement. Les gestes du corps du comédien, les pieds ancrés au même endroit du proscenium, sont loin de mimer le texte qu’il fait émerger de ses entrailles. Ils sont inspirés par les mots, en décalage par rapport à eux, voire même en contradiction.
En perpétuel mouvement, des mouvements au ralenti et précisément chorégraphiés, Yann Boudaud met le texte en corps, encore plus qu’en voix. Sa transpiration qui apparaît peu à peu se fait le témoin de l’effort auquel il se soumet, et fait encore mieux voir son visage et son encolure, dans la semi-obscurité qui règne.
Le mouvement caractérise également les lumières colorées qui entretiennent cette pénombre. Plusieurs chromatismes apparaissent, le parme, le rouge de la lave ou le bleu final, mais le passage de l’un à l’autre, tout comme l’identification de leur source, restent insensibles. Les effets sonores contribuent eux aussi à densifier à la perception, aux limites de la saturation.
A plusieurs reprises, le spectateur prend conscience de l’état d’hypersensibilité dans lequel le plonge Claude Régy. Sans qu’il n’y ait aucun contraste, des chocs sont produits. D’un seul coup, semble-t-il, un arrière-plan surgi, voilé par une paroi irrégulière devenue translucide. Puis deux autres corps, semblables à des fantômes, qui avancent lentement et sans un bruit, jusqu’à disparaître dans la pénombre.
Sans décentrer la perception, attachée à Yann Boudaud comme le personnage à son tronc, les deux autres comédiens réapparaissent sur l’avant-scène peu avant la fin du spectacle. Ils s’approchent lentement de lui, l’entourent de leurs bras dans une harmonie extrême, une unité qui ne rompt pas l’intimité longuement mise en place par le solo de Yann Boudaud.
Régy nous entraîne dans ce voyage entre vie et mort, entre conscience et inconscience, capable à partir d’une scénographie dénudée et gardée secrète de faire naître dans notre imaginaire des paysages extrêmement réalistes et détaillés. Il offre à chacun de vivre une expérience sensible, qui suscite le besoin urgent de la mettre en mots et de la raconter.
F. pour Inferno
Pour en savoir plus sur « La Barque le soir », rendez-vous sur le site du Théâtre de l’Odéon.