Projet de thèse : « Du roman adapté au roman inadaptable : l’adaptation théâtrale des romans de Dostoïevski de Jacques Copeau à Vincent Macaigne (1911-2014) »

Projet de thèse, menée sous la codirection d’Anne-Françoise Benhamou (ENS)
et Sophie Lucet (Paris-Diderot)

Du roman adapté au roman inadaptable :
l’adaptation théâtrale des romans de Dostoïevski
de Jacques Copeau à Vincent Macaigne (1911-2014)

FK - Copeau

Les Frères Karamazov, mis en scène par Copeau (1911)

En 1911, trente ans après la mort de Dostoïevski, peu avant la Première Guerre mondiale et la Révolution russe, Jacques Copeau adapte avec Jean Croué Les Frères Karamazov et tire du roman un drame composé de cinq actes. Il est alors le premier metteur en scène d’une longue série à adapter une œuvre de Dostoïevski au théâtre, qu’il s’agisse des Frères Karamazov, de L’Idiot, des Démons, de Crime et châtiment, des Carnets du sous-sol, d’Humiliés et Offensés, ou encore de L’Eternel Mari. Avec une régularité surprenante, ses romans sont en effet invoqués tout au long des XXe et XXIème siècles – les années 1970 mises à part, ce qui pose d’emblée une première question –, dans des pays et des contextes historiques et politiques différents, alors même que la réception de l’œuvre de Dostoïevski évolue et que le théâtre est en constante mutation. A travers cet unique auteur, de multiples relations entre le roman et la scène réunies sous le terme unique d’adaptation peuvent être envisagées, des dramatisations de Jacques Copeau, Gaston Baty, Albert Camus ou Peter Stein, aux adaptations plus libres de Krystian Lupa, Franck Castorf, Robert Wilson, François Tanguy ou Vincent Macaigne, qui prolongent l’œuvre par un dialogue avec elles, en passant par les projets de Chantal Morel, Peter Brook ou Patrice Chéreau qui accordent une place singulière au texte, non réécrit et mis à l’épreuve de la scène. Le corpus constitué comprend également des spectacles moins retentissants de l’époque moderne et contemporaine, qui, s’ils ne peuvent être placés au même plan, enrichissent encore la réflexion sur l’adaptation des romans de Dostoïevski au théâtre, non menée en tant que telle jusqu’ici[1].

Une telle prédilection des metteurs en scène pour l’œuvre de Dostoïevski invite à se demander ce qui, en elle, appelle l’adaptation, et sa poétique, qui a fait l’objet de nombreuses études, peut apparaître comme une première hypothèse. Muriel Plana, qui s’est penchée sur la question de l’adaptation dans son ouvrage Roman, théâtre, cinéma au XXe siècle – Adaptation, hybridations et dialogue des arts, accorde une place particulière à Dostoïevski. Elle considère que le renouvellement du genre romanesque qu’il opère repose en grande partie sur la théâtralité de ses œuvres, qui libère le roman et l’ouvre au théâtre, à la philosophie, à la poésie, et même à la musique et à la peinture. Par le bouleversement qu’elle provoque et l’entrée dans la modernité qu’elle signe, son œuvre se trouve alors au cœur des réflexions littéraires. Et de fait, nombreux sont les auteurs qui la commentent tout au long du XXe siècle, tels Gide et Proust dans les années 1920, peu après sa découverte en France, quand l’on considère encore qu’il écrit mal parce qu’il accorderait toute son attention aux idées et non à la forme, ou Nabokov et Sarraute dans les années 1980 – cette dernière dans le cadre de ses réflexions sur le nouveau roman.

Mikhaïl Bakhtine, avec La Poétique de Dostoïevski, a en partie permis de saisir l’originalité de cette poétique à travers deux concepts-clés, le dialogisme et la polyphonie. Dans cette étude inspirée du formalisme russe, qui marque durablement les lectures faites des romans de Dostoïevski jusqu’à leur devenir indissociables à partir des années 1970, il met notamment en lumière ce qui peut rapprocher son œuvre du théâtre. Dialogisme et polyphonie ont un impact sur la composition, car la mise en valeur des différentes instances discursives du roman amènent Dostoïevski à rechercher les situations qui provoquent les confessions et les dialogues, ce qui invite à concevoir son œuvre comme une succession de scènes-crises, chargées de confronter les opinions et les idéologies contraires. D’autres traits caractéristiques de l’œuvre de Dostoïevski dégagés par Bakhtine, peuvent encore rapprocher ses romans du théâtre, tel que le privilège accordé à l’interaction et la coexistence, plutôt qu’au développement narratif – manifeste par l’importance des rapprochements dramatiques au cours des confrontations duelles ou lors des scènes dites « conclaves » –, et à l’espace plutôt qu’au temps, concentré à l’extrême. Quelques années plus tard, en 1978, Jacques Catteau poursuit la réflexion de Bakhtine et se penche à son tour sur cette poétique dans La Création littéraire chez Dostoïevski. Il va quant à lui jusqu’à dire que la nature de son œuvre est essentiellement théâtrale en s’appuyant sur la discrétion du narrateur, qui donne l’impression que l’auteur est absent de son œuvre ; le traitement du temps, caractérisé par l’avalanche d’événements, la profusion de catastrophes et de coups de théâtre, qui produisent un effet de condensation ; et le traitement de l’espace, assimilé à un décor de théâtre.

Néanmoins, ces qualités théâtrales ne suffisent pas à dire ces œuvres pleinement adaptables. Alors que certains romans, comme Les Nuits blanches ou Les Carnets du sous-sol se prêtent par leur format à la transposition, les plus adaptés par les metteurs en scène sont paradoxalement les plus vastes – Les Frères Karamazov en tête, suivi de près par les Démons, L’Idiot et Crime et Châtiment. Par leur ampleur même, ceux-ci impliquent un geste de réduction de la matière romanesque. Mais quelle que soit leur longueur, ces romans posent un défi à la scène par leur abondance – due à la complexité de leurs intrigues –, par la multiplicité des personnages – souvent insaisissables, auréolés de mystère –, et par leur narration – non linéaire, submergée par la polyphonie. Ces caractéristiques soulèvent de nombreuses questions quant à l’adaptation, quant au dialogue mis en place entre la scène et l’œuvre. Ce sont par exemple celles du narrateur – personnage de l’histoire dans Les Démons, mais bien plus ambigu dans Les Frères Karamazov par son omniscience –, ou des voix et de l’adresse. Mais au-delà de ces questions formelles se posent aussi celles de la place du texte et de son statut, en fonction du traitement qui lui est réservé sur la scène – réécriture, dramatisation, théâtralisation, fragmentation, montage, libre variation… –, et de sa mise en concurrence avec d’autres moyens scéniques chargés de rendre compte de la lecture et de l’écriture de l’œuvre. En découle une réflexion sur la perception du spectateur, elle aussi renouvelée par l’adaptation. Plus encore, les metteurs en scène sont confrontés à la complexité des œuvres de Dostoïevski, à leur portée philosophique, que la scène doit également prendre en charge. Ainsi si l’intrigue de Crime et Châtiment est relativement simple, les questionnements qu’elle soulève sont insolubles, et le risque de l’adaptation est de les simplifier. L’enjeu est alors de rendre sa densité à l’œuvre, au-delà de la restitution de son intrigue.

L’angle de la poétique paraissant ainsi insuffisant, il faut donc dépasser les critères d’adaptabilité des œuvres pour envisager les problématiques qui mènent à elles, et qui peuvent aider à comprendre l’omniprésence des romans de Dostoïevski à la scène pendant près d’un siècle et dans toute l’Europe, dans des contextes singuliers dans lesquels les adaptations sont fortement ancrées, et qui mettent chaque fois différemment en résonance le roman adapté. On peut d’abord considérer le fait que dès les débuts de sa réception en France, Dostoïevski est perçu comme un grand psychologue. Il propose en effet des plongées dans les profondeurs de l’âme au travers de ses personnages, saisissant sans les réduire des contradictions irréductibles, entre l’idéal et le réel, ou entre l’orgueil et l’humilité, qui complexifient toute relation à l’autre encore biaisée par l’argent ou la violence des sentiments. Metteurs en scène et acteurs peuvent être particulièrement sensibles à cette exploration de la subjectivité et de l’altérité qu’ils peuvent vouloir tenter de poursuivre sur scène, et leur lecture de l’œuvre commence alors dès l’incarnation de personnages. Le désir de donner corps à Aliocha, Stavroguine ou Raskolnikov peut ainsi à lui seul motiver l’adaptation, et Charles Dullin offre avec Je fus bien surpris d’entendre une voix le témoignage d’une telle approche des personnages, par le dialogue qu’il imagine avec Smerdiakov qu’il interprète dans la mise en scène de Jacques Copeau.

Le projet des metteurs en scène est probablement aussi de tenir un discours plus encore que de faire entendre un roman au théâtre, discours appuyé sur les différentes idées incarnées par les personnages et confrontées dans l’espace du roman. Camus voit ainsi dans les Démons une œuvre d’actualité et y apprécie la mise en forme de questions éternelles, plus puissante selon dans le roman que dans les essais philosophiques. Ces questions éternelles relèvent de la métaphysique, qu’elles soient liées à la foi, et plus particulièrement à la religion orthodoxe, mais plus largement aux problèmes de la vérité, du bien et du mal, de la culpabilité ou de la souffrance des innocents – problèmes notamment portés par le personnage d’Ivan dans Les Frères Karamazov. Ces réflexions prennent place dans un contexte de crise des valeurs, qui paraît transposable de la Russie de la fin du XIXe siècle à l’Europe, notamment celle d’après les deux guerres mondiales, comme le montre la réflexion de Valérie Deshoulières à partir du prince Mychkine sur la figure de l’idiot et ses métamorphoses – figure selon elle capable de mettre en échec tout système idéologique et de dénoncer le fascisme ordinaire après l’expérience du nazisme. André Glucksmann invoque également Dostoïevski dans le cadre de sa réflexion sur le 11 septembre, dans son ouvrage Dostoïevski à Manhattan, dans lequel il recherche les causes de l’attentat du côté du nihilisme, de la négation du mal et du goût pour la destruction, notamment interrogés dans Les Démons. Plus récemment encore, Vincent Macaigne invite dans son adaptation de L’Idiot le débat qui a eu lieu au cours des présidentielles entre François Hollande et Nicolas Sarkozy, mettant en écho l’œuvre et le contexte actuel pour exprimer la déception provoquée par la gauche deux ans après son retour à la tête du pays. Les romans sont ainsi transposés dans l’actualité du metteur en scène, qui par sa proposition scénique en offre une lecture chaque fois originale, capable de faire entendre des accents de sens nouveaux, dans un rapport à l’œuvre alors moins dialectique que dialogique lui aussi, qui accepte et même recherche ces traits inadaptables capables de justifier la démarche de l’adaptation.

Mais ces ponts d’une époque, d’un lieu et d’un genre à un autre tiennent probablement autant à ces questionnements qu’à la modernité de leur mise en œuvre. Dans les romans de Dostoïevski, la polyphonie remplace l’idéologie unique et singulière par la confrontation d’idées plurielles. La multiplicité des voix et des consciences, indépendantes et distinctes, donne alors à percevoir un monde lui-même polyphonique, dans lequel les sujets sont divisés et morcelés, et où le sens n’est pas unique mais traversé de contradictions permanentes. Interrogeant ainsi la posture du je face au monde, Dostoïevski rend compte de la partition du réel, de son irréductibilité, et de l’impossibilité de trouver une formule totale pour le saisir. C’est alors le système de représentation qui est mis en jeu, voire ruiné – comme sur la scène contemporaine. De fait, Bakhtine présente le monde polyphonique comme un monde chaotique, fait d’un conglomérat de matériaux hétérogènes, non soumis à la hiérarchie imposée par la fable, qui rend compte de forces coexistantes et irréductibles. Or, ces traits ne manquent pas de faire écho aux principes dégagés par Hans-Thies Lehmann. Selon lui, il n’y a en effet plus de discours ni de style unifiants sur la scène postdramatique, et la charge de construire un sens est reléguée au spectateur – comme elle l’est au lecteur de Dostoïevski. La multiplicité des plans du dialogisme paraît donc à l’œuvre sur la scène moderne et contemporaine, ce qui invite à penser le théâtre contemporain au travers de cette révolution romanesque.

Dans ce contexte de mutation, la résistance des œuvres de Dostoïevski à la scène a donc pu varier suivant les critères d’adaptabilité mis en jeu. De fait, si ses romans ont fait l’objet de dramatisations encouragées par leur théâtralité au début du XXe siècle, ce n’est plus ce critère – ou du moins plus seulement – qui entre en compte aujourd’hui, et alors qu’un projet d’adaptation de Dostoïevski pouvait paraître exceptionnel à l’époque, il est bien plus conventionnel aujourd’hui par rapport à des spectacles qui s’inspirent des romans de Robert Musil ou Hermann Broch. Le théâtre contemporain multiplie ses rapports à la littérature car elle n’est plus considérée comme un monde autonome, autarcique – alors que c’était la conception dominante au XXe siècle, notamment nourrie par le structuralisme dont relève Bakhtine. Dès lors, il n’est plus question d’adapter, mais de mettre en scène un livre sans le réécrire, de le donner à voir et à entendre sans nécessairement le modifier, et de reconstituer une impression de lecture au théâtre, même pour les spectateurs qui ne l’auraient pas lu – ce qui révèle alors le pouvoir de vulgarisation du théâtre, sa capacité à donner accès à des œuvres issues de la littérature dite savante. La tension entre roman et théâtre se déplace donc, et amène à penser la tension entre littérature et théâtre, suivant une polarité mouvante, ce que montrent les différents gestes des metteurs en scène du corpus, qui offrent un large prisme pour appréhender ces diverses façons de faire du théâtre avec la littérature.

Prenant aussitôt acte de l’instabilité du roman et du théâtre, la réflexion se propose donc d’aller au-delà d’une question générique, sur la transposition d’une œuvre d’un genre à un autre, pour envisager une écriture bien particulière, qui fait débat, et qui donne naissance à des formes théâtrales variées. En plus d’étudier ce que devient le roman dostoïevskien sur scène, il s’agira donc de se demander ce qu’il fait à la scène, de s’interroger sur la façon dont il devient une forme active au théâtre, recherchée par les metteurs en scène, et d’envisager ce qu’il révèle dans des contextes différents. Ce sujet relève donc autant de la littérature que du théâtre, et mobilise des connaissances théoriques en plus du point de vue esthétique à porter sur ces deux arts. L’histoire littéraire et l’histoire théâtrale nécessiteront elles aussi d’être toutes deux invoquées et confrontées, mais optant pour un point de vue ancré dans le présent les œuvres seront également étudiées grâce aux modèles de pensée contemporains. Les objets d’étude seront également doubles, entre les œuvres de Dostoïevski et ses réécritures, et les spectacles conçus à partir d’elles. En plus de la lecture dramaturgique des œuvres et de l’analyse des choix opérés par les metteurs en scène du point de vue textuel, le travail de recherche s’appuiera sur l’expérience de spectateur, sur des captations et des archives documentaires des spectacles, ainsi que sur des recensions, des coupures de presse et des entretiens d’artiste. Comme l’objet cerné, la méthode est donc hétérogène, et elle nécessite d’autant plus de l’être que toutes les adaptations ne peuvent être placées sur le même plan de Copeau à Macaigne, d’une époque à l’autre ou d’un metteur en scène à un autre.

Ainsi, au-delà d’un discours critique uniquement esthétique, il s’agit donc de considérer les différentes formes de présence de l’œuvre de Dostoïevski au théâtre, en contextualisant sa lecture et en envisageant sa résonance politique à chaque époque, car chacune des adaptations proposées donne à voir une alchimie différente entre le théâtre et la littérature, et révèle une lecture différente de ses romans – différences qui tiennent autant à l’évolution de la réception de Dostoïevski qu’à la transformation du théâtre. L’étude des spectacles nés de ses œuvres permet donc non seulement de saisir une mutation majeure de la création théâtrale européenne, menant du théâtre dramatique au théâtre postdramatique, mais elle peut en plus permettre d’appréhender l’évolution de l’adaptation, du roman adapté au roman inadaptable.

Avant-première de "L'idiot", de Vincent Macaigne au Théâtre de Vidy, le 10.09.2014.

Idiot ! Parce que nous aurions dû nous aimer…, mise en scène de Vincent Macaigne (2014)

[1] Dans sa thèse de doctorat consacrée à L’Adaptation théâtrale des œuvres de Dostoïevski, soutenue en janvier 2014, Irina Yelengeyeva restreint son corpus aux adaptations de Jacques Copeau et Albert Camus et l’enrichit des œuvres cinématographiques de Dominique Arban et Marcel Bluwal.

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