« Le Christ s’est arrêté à Éboli » de Carlo Levi – la désolation exhaussée au rang de mythe

En 1935, le peintre italien Carlo Levi est « confiné » pendant un an, c’est-à-dire envoyé en résidence surveillée dans un petit village du sud de l’Italie à cause de ses activités politiques antifascistes. Son expérience est comparable à celle de Dostoïevski au bagne : le peintre qui a une formation de médecin est marqué à vie par son séjour dans la région la plus pauvre de son pays, la Lucanie (qui correspond à l’actuel Basilicate), et le récit qu’il en tire à la fin de la Seconde Guerre mondiale fait de lui un écrivain. Son témoignage, d’apparence essentiellement descriptif, est pénétré par le syncrétisme des paysans, ce qui lui donne l’allure d’un conte ou d’un récit évangélique – ou plus précisément d’un chapitre du Livre de Job.

Le titre de l’œuvre de Carlo Levi est trompeur. Il paraît à première vue annoncer une étape ignorée de la vie du Christ, qui donnerait lieu à un nouvel évangile. C’est en réalité tout l’inverse, comme le révèle l’auteur dès les premières pages du livre : « le Christ s’est arrêté à Éboli » signifie qu’il n’est pas allé au-delà de cette ville située au sud-est de Naples et qu’il a  délaissé la région du Basilicate, située au bas de la botte. C’est du moins le sentiment qu’ont les paysans de ces terres arides situées en marge de l’histoire, du temps et de la marche du monde, à qui New-York paraît plus près que Rome qui au lieu de réparer les ponts ou de soigner la malaria mène des guerres de colonisation en Afrique. Par ce proverbe que l’auteur entend plusieurs fois pendant son année de confinement, les paysans expriment le sentiment d’être abandonnés de l’État et plus encore du Christ. Leur estime d’eux-mêmes est telle qu’ils n’osent se revendiquer chrétiens, ni même humains. Plutôt qu’un nouvel évangile, ce récit dépeint un enfer immuable depuis les temps les plus anciens, enfer dont Carlo Levi se fait le guide, à la manière de Dante.

Au mois d’août, le confiné passe d’un village à l’autre, de Grassano à Galiano, ce dernier plus retiré encore au fond des vallées de Lucanie, au bout d’une route qui s’achève en son centre. Il découvre la population d’une petite société à l’organisation féodale, qui distingue très nettement les seigneurs des paysans. Les premiers l’immergent immédiatement dans leurs intrigues politiques – une piètre politique locale sous-tendue par des rivalités centenaires aggravées par la superstition. Parmi les seigneurs, il y a le podestat, représentant de l’autorité qui tient à merveille son rôle tout en voulant assurer le confinato de sa haute bienveillance, également malade imaginaire qui entend profiter des connaissances de son prisonnier. Il y a également sa sœur, qui veut se servir de ses compétences en médecine pour soumettre ses ennemis et ainsi mettre un terme à des conflits multiséculaires ; deux vieux médecins d’une incompétence qui aurait pu inspirer Molière ; ou encore le curé don Trajella, lassé de chercher des moyens grâce auxquels sensibiliser ses ouailles trop frappées par le malheur pour croire en Dieu. Les quelques figures non nommées de pharmaciens qui trompent les paysans achèvent d’assimiler ces seigneurs de province aux personnages de Madame Bovary.

Carlo Levi, Lucania 61 (fragment)

Quand il réussit à prendre ses distances avec les nobles du village, le peintre se trouve bientôt accaparé par les paysans qui viennent le consulter en tant que médecin, parce qu’ils sont blessés ou malades. Quand il ne soigne pas leurs mille maux, Carlo Levi trouve la solitude dans le cimetière du village. Mais son activité favorite consiste à peindre, sur la terrasse de la maison qu’il loue en haut du village ou dans le périmètre restreint qui lui est autorisé. Sa compagnie est alors constituée de son chien Barone, de sa bonne Giulia et d’une ribambelle d’enfants qui le suivent partout et observent ses gestes. Le quotidien de l’étranger est également habité par un « ange bossu », le postier qui cherche à faire échapper ses lettres à la censure, et un fossoyeur et crieur public qu’il compare à un enchanteur antique.

Quand Carlo Levi ne décrit pas la misère de tous ces êtres, quand son écrit ne prend pas la forme d’un pamphlet politique, il en souligne la nature double. Tous sont étoffés de magie, qu’ils soient hommes-loups, femmes-sorcières à la descendance innombrable, ou enfants qui partagent la condition des bêtes et choisissent les chèvres pour partenaires de jeu alors qu’elles sont l’incarnation du diable. Des gnomes, des esprits et une Madone au visage noir, à l’allure de paysanne mais à la puissance antique peuplent encore le quotidien de ces paysans. L’interpénétration du matériel et du spirituel, la confusion de toutes les dimensions du vivant font de ces êtres des personnages de conte et de leur misère un destin qu’aucun Petit Poucet n’est capable de braver. Bien loin de mépriser leurs rituels et leurs croyances, leurs sorts et leurs poisons, leur athéisme et leurs superstitions, le peintre et médecin s’y rend attentif et cherche même à les mettre à contribution pour mieux soigner ses malades. Ceux-ci, en retour, le dotent de pouvoirs magiques, font de lui un sauveur, un saint thaumaturge – un Christ, qui contrairement au fils de Dieu est venu jusqu’au fond du Basilicate pour soulager leurs peines et leur donner de l’espoir. La foi qu’ils placent en lui est telle qu’ils en viennent à retrouver l’élan révolutionnaire de leurs ancêtres brigands pour lui conserver le droit d’exercer la médecine.

Carlo Levi, Lucania 61 (fragment)

Les portraits de tous ses êtres – art que maîtrise Carlo Levi, en tant que peintre aussi bien qu’en tant qu’écrivain – mettent en évidence leur dimension pittoresque. Ils prennent en compte les légendes qui les façonnent et leur histoire, lestée du poids de la mythologie. Mais plus encore que le caractère spectaculaire de ces personnages, c’est une profonde désolation qui se dégage de ses pages, à l’origine d’une mélancolie infinie. Carlo Levi ne transcende pas l’expérience vécue par l’écriture. Ses souvenirs de confinement s’apparentent à des carnets du sous-sol, chargés de consigner l’ennui d’une vie sans joie, affligée par la misère et la résignation des paysans. Le paysage décrit paraît immuable, à peine modifié par les saisons régulièrement scandées. Tous les recoins du village, extérieur comme intérieurs, aux couleurs ternes, finissent pas être connus, comme les silhouettes qui le hantent, déformées par la maladie ou le travail, exhaussées au rang bibliques quand elles sont accompagnées d’un âne. Quelques événements viennent rompre la monotonie, tels que des guérisons, la visite de la sœur du confiné, les rares fêtes paysannes, la stérilisation des truies, les voyages exceptionnels accompagnés de gardes, la visite d’une troupe de théâtre, les célébrations de Noël ou le carnaval. L’isolement presque total du village avec le reste du monde et l’inertie qui le frappe au gré des mois l’extraient de tout contexte historique. S’il n’était parfois question de l’unique voiture du village ou des rêves nourris par l’exil aux États-Unis, aux antipodes parfaits de ces terres, le récit pourrait tout aussi bien se dérouler au XIXe siècle, ou au XIIe.

Quoique soucieux de s’en tenir à un langage simple, de prendre ses distances avec tout lyrisme ou tout misérabilisme, l’auteur s’autorise parfois quelques métaphores, quelques déplacements des adjectifs ou des adverbes, qui disent tantôt le caractère magique du monde qu’il habite ou la pauvreté incomparable qui le frappe. Les descriptions sont parfois animées de quelques discours rapportés, d’autant plus saillants que mobilisés avec parcimonie. Tout passe donc par le tamis du peintre-médecin-écrivain, être à la nature trouble lui aussi, qui se fait le relais de toutes les puissances qu’il perçoit dans ce peuple paysan qui, se croyant abandonné de Dieu, s’est emparé du surnaturel. L’œuvre insituable dans le temps vibre dès lors de toutes les littératures (la Bible, les contes, Dante, Flaubert ou Dostoïevski), et toutes ces références, explicites ou implicites, finissent par rendre à ce peuple et ces paysages abandonnés par l’histoire et la littérature une place mythique – dans l’histoire, dans la littérature mais aussi dans l’espace.

F.

 

 

Related Posts