« Hedda » d’Aurore Fattier aux Ateliers Berthier – pendant les répétitions

Le Théâtre de l’Odéon offre en cette fin de saison l’occasion de découvrir le travail d’Aurore Fattier – actrice dans Le Firmament de Chloé Dabert en ce moment en tournée – en tant que metteuse en scène. L’artiste française dont les spectacles sont surtout présentés en Belgique est ici programmée avec une adaptation d’Hedda Gabler d’Ibsen, ou plutôt, une « variation contemporaine » signée par son dramaturge, Sébastien Monfè, et par Mira Goldwicht. À l’origine de ce projet, il y a sans doute la question : comment monter ce texte classique aujourd’hui ? La réponse est apportée sous forme de mise en abyme : le spectacle donne à voir une metteuse en scène et sa compagnie au travail, à quelques jours de la première. La dramaturgie d’Ibsen se trouve ainsi décalée, décentrée, mais aussi dédoublée. La mise à distance n’est pas des plus fines, mais le dispositif exerce un certain pouvoir de fascination.

Sur un côté du plateau nu, une maquette de maison – ou une maison de poupée –, qui fait écho à celle de la deuxième partie de Némésis de Tiphaine Raffier, sur le même plateau, il y a quelques semaines. Le spectacle commence. Deux actrices en costume d’époque traversent le plateau, penchées sur leur portable. Puis une femme en habits d’aujourd’hui vient et passe un coup de téléphone à sa fille, exprimant des sentiments intenses et contradictoires. Ces bribes prennent sens quand le mur du fond s’envole et révèle tout un espace, relativement neutre, qui représente une pièce commune et des loges. Qui, sinon des actrices au travail, peuvent tout à la fois porter des costumes et avoir un portable à la main.

Le plateau donne donc à voir les coulisses d’un théâtre, dans lesquelles passent une metteuse en scène, ses actrices et acteurs, parmi lesquels son compagnon, et encore son père, qui hante le théâtre la nuit, avec son chien. Dans cet espace transitoire, les uns et les autres viennent boire un verre, répéter leur texte, mettre quelques fleurs même si ce n’est pas encore la première, ou se maquiller. Un écran au mur permet de voir ce qui se passe au plateau, écran redoublé par un autre bien plus grand au-dessus de la scène. On répète Hedda Gabler, et la première est prévue dans une poignée de jours. Le dispositif ne laisse pas de place à l’ambiguïté : le texte d’Ibsen, d’emblée relativisé par les premières scènes, est relégué hors scène. Ce à quoi nous intéressent la metteuse en scène et ses dramaturges, c’est en réalité moins au travail de répétition, qu’à ce qui se passe tout autour. Cette hiérarchie est bientôt soulignée par une avancée du décor, qui produit un effet de zoom saisissant – bien plus saisissant que ceux que l’on voit à l’écran.

La dramaturgie est bergmanienne : on ne se situe pas après la répétition, mais pendant. La metteuse en scène se livre à un entretien avec une dramaturge allemande par téléphone à la fin de la première journée de travail représentée, et livre sa conception de la pièce. L’échéance de la confrontation avec le public a beau approcher, tout n’est pas encore clair. La fin, tout particulièrement, reste indéchiffrable, le suicide d’Hedda derrière un rideau, alors qu’elle est enceinte et que trois hommes gravitent autour d’elle. La metteuse en scène et son équipe discutent du sens à donner à ce geste, se disputent même, et n’arrivent pas à se mettre d’accord. Mais plus que ces débats dramaturgiques qui pourraient mettre en lumière tout la pièce, importe le reste : la vie quotidienne des acteurs et actrices, leurs tracas bien concrets qui sont aussi les nôtres. Aux répliques d’Ibsen qui n’ont plus de sens, se mêlent des conversations de comptoir et des envolées lyriques sur le jeu, sur le personnage, sur le sens de la vie… C’est conventionnel, comme les costumes en dentelle et flanelle des acteurs et actrices, et la mise en scène qui se prépare.

Quelque chose d’ibsénien s’installe en revanche à mesure que s’impose le fantôme de la sœur de la metteuse en scène, disparue il y a dix ans, et précisément retrouvée morte ces jours-ci de grande intensité. L’ensemble de la dramaturgie entreprend de tendre vers Ibsen, de dialoguer avec ses thèmes de prédilection, de manière plus ou moins subtile. Mais dans le père qui n’a jamais pu venir à bout de son œuvre musicale, chaque fois interrompu par la perte d’une personne qu’il aime, il y a moins d’Allmers, le père du Petit Eyolf, que, par son obsession maladive pour le silence, du Thomas Bernhard – que la metteuse en scène a monté. Le souvenir de La Plâtrière s’impose d’autant plus obstinément que la scénographie de la mise en scène de Séverine Chavrier, il y a un an, toujours sur le même plateau, offre plusieurs points communs avec celle de Marc Lainé. Son ampleur est progressivement découverte. L’image vidéo, au départ fixe et contraignante, pour le jeu comme pour le regard, devient mouvante – sans que jamais se laisse voir la caméra. Elle découvre ainsi les espaces intermédiaires qui séparent les deux scènes, et vient exprimer l’angoisse et les fantasmes des personnages, soutenue par la musique.

Au centre de tout ça, plutôt qu’Hedda, il y a Laure, le personnage de la metteuse en scène. Une femme créatrice, tyrannique, cruelle et fragile. Elle est portée par Maud Wyler, actrice à la scène et à l’écran, puissante, saisissante, au point qu’à côté d’elle, les autres paraissent un peu falots – à l’exception du père, Carlo Brandt, et, paradoxalement, de l’assistante discrète, Lara Ceulemans. Mais ce décalage est sans doute plutôt le fait de la dramaturgie que de la qualité de jeu des acteurs et actrices. Le spectacle deux en un dure longtemps – 2h45 –, mais le dispositif se renouvelle. Après l’effet de zoom, vient un dézoom, puis un zoom à nouveau, et la porosité est de plus en plus grande entre la répétition et la vie, à la mesure que les pièces du puzzle – bien moins dense que ceux d’Ibsen – viennent découvrir le paysage d’ensemble. Hedda Gabler, hélas, reste insaisissable et poussiéreuse, attachée à des cravates et des pistolets. Le spectacle n’offre pas une entrée lumineuse dans la pièce, ou simplement un questionnement qui permettrait de la traverser – pauvreté que confirme la feuille de salle. La soirée est heureusement sauvée par le spectacle fascinant des coulisses, par une très belle scénographie, et par Maud Wyler.

F.

 

Pour en savoir plus sur « Hedda », rendez-vous sur le site du Théâtre de l’Odéon.

Related Posts

None found