« Història d’un senglar (o alguna cosa de Ricard) » de Gabriel Calderón au Théâtre Benoît-XII – acteur recherche rageusement spectateur intelligent

L’auteur uruguayen Gabriel Calderón est pour la première fois invité au Festival d’Avignon, et son travail ainsi soumis à l’appréciation d’un vaste public. Ce n’est pas pour autant sa première fois en France, car en 2013, il créait une trilogie au Théâtre des Quartiers d’Ivry. Quoique Jean-Pierre Han lui ait à cette occasion consacré tout un numéro de sa revue Frictions, dans lequel il prédisait alors la rencontre avec un auteur et un metteur en scène puissant, l’événement ne suffisait pas à faire découvrir un artiste plusieurs fois récompensé dans son pays et largement reconnu en Amérique latine, et à l’inscrire durablement dans le paysage théâtral français ouvert à l’étranger. Cette rencontre retardée arrive enfin, grâce à un seul en scène porté par l’acteur catalan Joan Carreras qui interprète un monologue imprégné par le Richard III de Shakespeare dans Història d’un senglar, œuvre exemplaire du caractère brillant de la dramaturgie de Gabriel Calderón.

Au centre du plateau du Théâtre Benoît-XII, la scénographie est tout entière concentrée autour d’un fauteuil en velours vert élimé placé devant un mur fait de poulies, de drisses et de cordes, et entouré de livres poussiéreux à couverture rigide, le tout réparti sur trois niveaux. De petits rideaux rouges complètent l’ensemble, dont le caractère un peu kitsch et l’autonomie sur l’espace du plateau évoquent un dessin de Saint-Exupéry. Si le Petit Prince s’était arrêté sur la planète d’un acteur, entre celle du roi et celle du businessman, pas de doute qu’elle ressemblerait à cela.

Arrive un homme en costume trois pièces beige, ton sur ton avec le reste, qui fait aussitôt vibrer ses lèvres dans un grand soupir. L’action évoque l’expression d’un enfant qui s’ennuie et qui le fait ostensiblement savoir, mais elle est peut-être l’exercice d’un artiste sur le point de prendre la parole, avant de bailler largement pour se détendre la mâchoire et de passer sa langue sur ses dents. Malgré cette mise en jambe, l’homme s’assied sur le fauteuil et attend, abattu par l’ennui et blasé. Comme nous, au contraire amusés par le spectacle qu’il offre, impatients et déjà enthousiastes par le revers qu’il propose de nous-mêmes, il attend un coup d’envoi. Celui-ci est donné par la voix off qui nous prie d’éteindre nos portables et de ne pas prendre de photo ou de vidéo, en français, en anglais puis en espagnol, annonce qu’il écoute avec nous et à laquelle il donne de ce fait une importance particulière.

Joan Carreras interrompt ensuite le morceau de musique classique kitsch qui sert de fond sonore depuis notre entrée en salle, auquel s’est superposé pendant quelques secondes « Cold Song » de Purcell, de « Ja » retentissants qui s’adressent à la régie. La musique s’arrête enfin et les lumières changent, et voilà que le premier mot apparaît bientôt comme la traduction catalane du « Now » dans le célèbre premier vers de la tragédie de Shakespeare annoncée par la parenthèse du titre et par le sous-titre du spectacle, « o alguna cosa de Ricard », « d’après Richard III de William Shakespeare » : « Now is the winter of our discontent ».

De là, l’acteur se lance à toute allure dans un monologue en catalan, dans cette langue aussi familière à l’oreille qu’étrangère à la compréhension, dans lequel se mêlent aux vers de Shakespeare des éléments révélant son identité, la situation dans laquelle il se trouve, son mépris pour le public qui n’a pas lu la pièce dont il est question, et celui plus grand encore qu’il ressent pour ses collègues. Dans le flux de paroles dont il nous submerge, cet homme se présente comme un acteur de seconde zone à qui a enfin été confié un rôle à sa mesure : celui de Richard III. Avoir décroché un rôle-titre lui procure un plaisir vengeur qui évoque déjà le personnage qu’il doit incarner, celui du rejeton bossu d’une famille royale qui ne devrait pas réussir à obtenir la couronne qu’il convoite, mais qui manœuvre tant et si bien qu’il parvient à ses fins. Richard III et Joan, dont la famille ne connaît rien au théâtre, ont en partage un même sentiment de justice et de réparation quand survient enfin la gloire. Alors que l’acteur tape vigoureusement sur le sol entraîné par sa joie rageuse, qu’il se déboîte l’épaule et se trouve distordu, il ne fait aucun doute que c’est par le prisme de l’un qu’il faut appréhender l’autre, et réciproquement : cet acteur est un Richard III du théâtre des temps modernes, dont la trajectoire permet de retraverser la pièce de Shakespeare et d’en offrir une lecture par le prisme bien particulier qu’il offre.

La situation est ainsi plantée par un déversement de paroles prononcées dans un débit effréné qu’expliquent la rage et l’excitation de celui qui entre enfin dans la lumière. La barrière de la langue et le rythme précipité avec lequel les surtitres s’enchaînent au-dessus de l’acteur produisent un effet de submersion. Cependant, l’acteur – et le metteur en scène-dramaturge derrière lui – se montre conscient de la difficulté dans laquelle nous sommes placés et en joue. Il nous interpelle et nous demande si on arrive à suivre tout en déplorant que notre oreille se soit déshabituée du rythme du pentamètre iambique, et cette prise en compte rend beaucoup plus ludique l’exercice de déchiffrage. On accepte donc d’entrer dans la danse, et comme le commente l’acteur, l’oreille et la vue prennent progressivement le pli.

Il apparaît que ce personnage n’a pas pour ambition de se lancer dans une enquête dramaturgique de la pièce de Shakespeare, comme Al Pacino dans Looking for Richard. La lecture de la pièce que propose Joan est comme accidentelle, et l’acteur se montre beaucoup plus soucieux de conspuer le metteur en scène à la tête du projet et les acteurs et actrices avec qui il travaille que de s’interroger sur le personnage monstrueux dans lequel il a été distribué. Il redouble ainsi Richard et fait entrevoir l’ampleur du dédain qu’il ressent pour tous les autres, dédain en grande partie fondé sur leur ignorance abyssale – au moins aussi abyssale que celle du public, à qui il reproche de n’avoir pas lu les autres tragédies historiques de Shakespeare qu’il renonce à nous résumer, préférant envoyer valser les livres qui l’entourent et dérangeant ainsi l’espace de jeu dans lequel il évolue.

L’acteur s’en prend également à la régie, qui n’envoie pas les bonnes lumières au bon moment, ou qui prend parfois la liberté d’envoyer des grognements de cochon – bruits incompréhensibles au départ, qui finissent par prendre sens quand Joan Carreras explique que quand il travaille un rôle, il recherche un animal qui pourrait lui correspondre pour se l’approprier, et qu’il a choisi pour Richard III le sanglier, emblème historique du roi qui dit sa vulgarité et sa brutalité (mais qui tait la finesse des stratagèmes qu’il met en place pour accéder au pouvoir). Mais mis à part les premiers vers de la pièce avec lesquels il a commencé le spectacle, l’acteur incarne moins son propre rôle dans ce monologue que celui des femmes que croise son personnage pour dénigrer ses partenaires de jeu. Il se grime ainsi de blanc à plusieurs reprises et revêt pour quelques instants un accessoire, perruque ou collerette, et devient tour à tour la reine Marguerite, Lady Anne ou la mère de Richard, qui toutes trois disent la haine incommensurable que ce dernier leur inspire.

Ce personnage d’acteur empoisonné par la haine, qui sabote le projet théâtral supposé révéler enfin l’étendue de son talent, propose une traversée non didactique de la pièce de Shakespeare. Le procédé, qui évoque la relecture que Sergio Blanco proposait du personnage mythologique de Cassandre à travers le personnage d’une prostituée dans Kassandra, texte mis en scène par Gabriel Calderón il y a quelques années, fonctionne parfaitement, dramaturgiquement et théâtralement. Il permet tout à la fois d’offrir une lecture érudite de la pièce de Shakespeare, et de créer un personnage de théâtre redoutablement efficace, aussi exaspérant qu’attachant, qui offre une belle partition à Joan Carreras et lui permet de s’amuser et d’exposer la virtuosité de son jeu.

L’ensemble est assez brillant – avec ce que la brillance implique, un éclat qui parfois éblouit, une maîtrise trop manifeste à laquelle manque une fragilité, une part d’ombre. Mais on se laisse séduire à mesure que la scénographie découvre ses secrets, que l’acteur s’épuise à nous raconter ses déboires et son acharnement à saboter le projet qui devait le consacrer, que sa pulsion autodestructrice se déchaîne jusqu’à donner tout son sens à la situation d’adresse étrange qu’il a d’emblée mise en place. Comme Richard sur le champ de bataille, Joan finit seul. Mais plutôt qu’un cheval en échange de son royaume, il réclame un public intelligent, et même un unique spectateur intelligent, qui soit enfin à la hauteur de son art.

Le spectacle découvre l’envers du monde du théâtre, les haines et compétitions qui se cachent derrière les distributions, les difficultés de travail que peut rencontrer une équipe dont n’a pas toujours conscience le public. Mais ce qu’il met peut-être plus encore au cœur de notre attention, que l’on oublie de prendre en compte par souci de nos propres attentes, c’est la question des attentes des artistes. Quel public pour quel spectacle ? qu’est-ce qui fait de nous de bons spectateurs ? qu’est-ce qu’un spectateur intelligent ? celui qui a lu Richard III et toutes les tragédies historiques ? ou celui qui rit de ne pas l’avoir fait et qui prend plaisir à correspondre à la cible visée par le personnage ? celui qui ne se décourage pas face au débit de la langue catalane ? ou celui auquel échappe quantité de phrases mais qui se laisse séduire par les lumières, la scénographie et la performance de l’acteur ? celui qui apprécie les mises en abyme qu’introduit l’interprétation des personnages féminins ? ou celui qui attend la fin de ces scènes pour retrouver le personnage pour lequel il ressent autant de sympathie que d’agacement ? Tous ceux-là, sans doute, malgré ce que laisse entendre cet acteur aigri, condamné à des rôles secondaires en-dehors du théâtre qu’il s’offre à lui-même, dans les remparts qu’élève autour de lui sa haine des autres. Ce sont en tout cas tout ceux-là, que parvient à séduire Gabriel Calderón.

F.

 

Pour en savoir plus sur Història d’un senglar (o alguna cosa de Ricard), rendez-vous sur le site du Festival d’Avignon.

Related Posts