« Histoire d’un Cid » de Jean Bellorini à la Comédie de Reims – apprivoiser la langue étrangère de Corneille par le jeu
La Comédie de Reims accueille la tournée du dernier spectacle de Jean Bellorini, Histoire d’un Cid, créé l’été dernier au Château de Grignan. Le public scolaire est présent au rendez-vous de cette « variation d’après la pièce de Corneille », qui reconduit le projet de Bellorini de donner accès aux grandes œuvres du patrimoine au plus grand nombre – celles de Victor Hugo, de Dostoïevski ou de Proust précédemment. L’artiste s’inscrit dans une tradition plus vilarienne que jamais avec le choix de cette œuvre, après le mémorable Cid présenté dans la Cour d’honneur du Palais des Papes d’Avignon en 1951, avec Gérard Philipe dans le rôle-titre. Mais depuis cette époque, où Vilar réussissait à faire entendre la tragi-comédie de Corneille à près de 280 000 personnes sans en modifier les vers, il semble que nos oreilles soient devenues sourdes à l’alexandrin, et qu’il faille les adapter, les raconter, les commenter. C’est ce à quoi s’attelle Bellorini avec facétie, qui multiplie les approches du texte pour essayer de retrouver un contact avec lui.
La dernière création de Julie Duclos, Grand-peur et misère du IIIe Reich, en tournée depuis septembre, arrive à l’Odéon en ce début d’année. La metteuse en scène qui a commencé avec des matériaux non destinés au théâtre – Fragments d’un discours amoureux de Barthes et La Maman et la Putain d’Eustache dans Nos Serments –, s’est ensuite mesurée à des œuvres du répertoire : Juste la fin du monde de Lagarce, Kliniken de Lars Norén, et désormais un texte de Brecht. Cette œuvre a la particularité d’être composée de scènes indépendantes les unes des autres, liées entre elles par le contexte dans lequel elles s’inscrivent, l’Allemagne, entre 1933 et 1938. La metteuse en scène ne monte qu’une partie de ces scènes, mais c’est suffisant pour raconter comment un climat de terreur s’est insinué dans les moindres relations humaines et sociales après l’accession d’Hitler au pouvoir, et plus encore pour démontrer la nécessité d’opposer au fascisme une pensée complexe et nuancée.
Un demi-siècle après Rabelais, Cervantès écrit avec Don Quichotte l’un des premiers romans modernes de la littérature européenne. L’œuvre peut être considérée comme le roman des romans, tant elle contient d’œuvres à venir. Dix ans s’écoulent, entre l’écriture de la première partie, en 1605, et celle de la seconde. Plus encore que cette durée, c’est l’intégration de la réception de la première partie à la narration de la deuxième qui donne l’impression d’avoir presque affaire à deux œuvres distinctes. Leur dissociation repose également sur le fait que la première est la plus connue, alors qu’elle est pourtant la plus disparate, la plus étonnante dans sa structure – ou son absence de structure –, ce que met en évidence la deuxième par contraste. Il faut relire l’ensemble de manière cursive pour s’en rendre compte et rencontrer enfin cette œuvre dont on parle souvent sans l’avoir lue, pour paraphraser Pierre Bayard, qu’on connaît de réputation ou par ses extraits les plus célèbres, et appréhender ainsi sa composition déroutante, son mouvement inlassable, sa complexité, et tout ce qu’elle contient de littérature en puissance.
Plusieurs spectacles de Tiago Rodrigues animent cette rentrée théâtrale : Dans la mesure de l’impossible aux Ateliers Berthier, Chœur des amants et Catarina ou la beauté de tuer des fascistes aux Bouffes du Nord. Les deux plus récents signalent un tournant politique dans la trajectoire du metteur en scène, jusque-là plutôt préoccupé de littérature (Bovary, The Way She Dies), d’offrir au théâtre son propre reflet (Sopro) ou d’explorer les fragilités du couple (The Way She Dies à nouveau et Chœur des amants). Tiago Rodrigues, nouveau directeur du Festival d'Avignon, semble désormais mettre son écriture et sa science du théâtre au service de sujets d’actualité plus ou moins sensibles : l’action humanitaire et le fascisme. Dans Catarina il aspire certainement à atteindre la complexité et la nuance que ses mises en abyme permettent d’ordinaire, et il donne l’impression d’y parvenir au début de Catarina. Mais il a beau multiplier les renversements, les infinies teintes de gris qui séparent le noir du blanc sont délaissées. Son art théâtral, pourtant brillamment mis en œuvre au début du spectacle, se trouve englouti par des discours extrêmes qui congédient la réflexion.
"Mon Dieu ! Il faut plier bagages."
"Cette épidémie est partout."
"Pouvez-vous me dire, mes sœurs, où je pourrais acheter du lait ?"
"Rentre chez toi, sur-le-champ."
"Ils n’éteignent plus le feu quand la peste menace. Chacun ne pense plus qu’à la peste."
"Qui sait aujourd’hui ce que demain sera ?"
"Comme si un livre avait de l’importance maintenant."
Alors que les programmations s’épuisent dans la plupart des théâtres et qu’Avignon se prépare déjà, la Comédie-Française continue de remplir sa mission et de proposer chaque soir un spectacle. Parmi ceux actuellement présentés en alternance, se trouve depuis peu La Vie de Galiléede Brecht, dernière création d’Eric Ruf, administrateur général et sociétaire de la Comédie, également scénographe pour ce spectacle. Ruf a choisi de monter ce texte de Brecht qui oppose la raison à la foi, la science à la croyance, le doute au dogme. Ces contradictions fertiles que notre époque continue de questionner sont ici comme figées, prise dans un vernis brillant – le même qui recouvre les toiles des grands maîtres italiens qui ont inspiré le décor.
Si le personnage, ou au moins son efficacité, sa puissance imaginaires (et avec lui tout l’appareil de ses lieux, temps, actions supposés, ou au moins leur capacité d’envoûtement), ont déserté l’espace de la représentation théâtrale, cela signifie que sur scène, désormais, ne reste que le jeu. Bien sûr, on y croise encore des personnages, et des effets imaginaires liés aux rôles. Mais ce sont désormais des effets secondaires, qui ne soutiennent plus la singularité du théâtre, et ne portent plus en eux, ni avec eux, la raison de sa nécessité.


