Dans sa dernière création, le Moukden-Théâtre s’empare de deux romans de Melville, Pierre ou les ambiguïtés et L’Escroc à la confiance. Les réflexions philosophiques de l’auteur américain sur la vérité et la confiance dans ces œuvres sont non seulement réinvesties par les comédiens de la compagnie, mais aussi appliquées à leur nouvel environnement d’accueil : le théâtre.
La matière première du spectacle est le roman qui lui donne son titre, Pierre ou les ambiguïtés. L’univers sans faille du héros éponyme est ébranlé par la rencontre de sa demi-sœur, fille du même père. Confronté à cette apparition nocturne, Pierre choisit de s’ériger en héros et de lui consacrer le reste de sa vie, renonçant à son propre bonheur. Néanmoins, il se heurte rapidement à la réalité matérielle du monde qui le ramène à la mesure des hommes.
Les artistes ont trouvé dans cette fable qui met dos à dos l’absolu de l’idéal et sa réalisation concrète, des échos avec L’Escroc à la confiance. Cette seconde source interroge la ligne ténue qui sépare la méfiance de la foi placée en l’autre. Le deuxième texte se présente comme un commentaire du premier, une entrée possible dans cette œuvre complexe.
On retrouve telles quelles ces deux facettes sur le plateau : d’une part, l’émotion et la grandeur des sentiments de Pierre, de l’autre l’exploration distanciée de son attitude. Les costumes proprets de Pierre, de sa mère, de Lucie et d’Isabelle contrastent avec les tenues de villes de deux commentateurs qu’amusent cette histoire pourtant dramatique.
La situation intermédiaire (ambiguë ?) de la comédienne en charge du prologue, Eve Gollac, en est représentative. Après un exposé magistral et ardu sur la chronométrie et l’horométrie, qui introduit le thème de la relativité morale des actions humaines par rapport à la loi divine, elle revêt un costume de scène. Son rôle muet est contrebalancé avec des séquences où, le masque relevé et s’adressant au public, elle est en position d’interprétation.
Cette tension entre jeu dramatique et jeu distancié est encore davantage explorée. Le décor trop rangé pour être pris au sérieux est littéralement bouleversé par Pierre après la découverte de sa demi-sœur. L’arrivée d’Isabelle dans sa vie, à la veille de son mariage, remet en cause la réputation intacte de son père. Souffrant de cette désillusion, il entreprend de détruire avec le « marteau de la vérité » celle qui était à l’œuvre sur le plateau.
L’exploration des sentiments humains de Melville trouvent ainsi une forme de concrétisation sur scène. L’objet théâtral créé est totalement hybride, aux confluences de différents genres dramatiques mais côtoyant également le théâtre épique de Brecht, dont se réclame le Moukden-Théâtre. Aux intermédiaires que sont les comédiens entre la fable philosophique et les spectateurs, s’ajoutent les discours d’un piano, d’un rétroprojecteur et d’Hamlet.
Ces multiples moyens scéniques se superposent à la densité des œuvres d’origine, dont la littérarité de la langue est reproduite comme telle. Le théâtre qui en résulte, dans lequel le texte règne au détriment des effets sonores, est éminemment intellectuel et par conséquent difficile d’accès.
Le spectateur est volontairement partagé entre l’émotion de Lucie lorsqu’elle écrit sa lettre à Pierre, et l’amusement des deux énergumènes qui allègent l’atmosphère dramatique. Le risque est de choisir son camp et de n’être qu’à moitié séduit par cette médaille à deux revers.
F. pour Inferno
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« Difficile d’accès …? » Mais que demande le peuple ? Il y a une magnifique histoire gothique, avec toute la grandeur des romans du 19ème, dont la langue nous est donnée avec précision et pureté ; il y a des chansons de cabaret; violence et amour; discours philosophique et chatouillis des fesses ; silence et musique… A mon avis la seule difficulté est que nous n’avons pas l’habitude de nous plonger ainsi dans quelque chose qui demande autant d’attention soutenue. L’histoire en elle-même est terrifiante, les comédiens sont exquis, et l’ensemble est bien rythmé, ponctué de temps anxiogènes ou hilarants, mystérieux ou quotidiens. Je ne me sentais pas partagée, mais plutôt enlevée. En sortant de la salle du théâtre de l’Echangeur à Bagnolet, je me suis dit que là j’avais vu là quelque chose dont je me souviendrai longtemps.
Les pièces du Moukden Théâtre nous laissent toujours dans un état de jubilation intellectuelle mêlée d’une certaine admiration pour une troupe de jeunes comédiens habitués à mettre sur le terrain de l’Art les problématiques morales et philosophiques qui nous taraudent.
Malgré l’énoncé de discours philosophiques ardus et l’emploi d’une langue littéraire qui pourrait sembler hermétique, le théâtre qu’Olivier Coulon Jablonka nous propose est un théâtre résolument « ludique » au sens Vitézien du terme (jeu de l’acteur avec son rôle, du personnage avec son sort…), un théâtre de vie et de violence empli de personnages réels et surréels, un travail fondé sur un principe essentiel en matière d’Art dramatique : la recherche de la Vérité est indissociable du plaisir.
Dans sa dernière pièce « Pierre ou les ambiguités »le metteur en scène nous fait penser aux grands auteurs grecs qui utilisaient la philosophie pour questionner, éveiller le citoyen-spectateur sur sa propre histoire : quel Monde allons nous laisser à nos descendants ? Avons-nous toujours fait les bons choix ? Comment les générations futures pourraient-elle assumer nos erreurs? Pierre pourra-t-il réparer les fautes de son père sans porter atteinte à sa propre destinée ?
A partir de deux beaux textes qu’il agence en miroir, le créateur présente une oeuvre théâtrale très dynamique sans perdre la beauté de la langue romantique du XIXème siècle : un ensemble de procédés scéniques lui permet de donner de la respiration à la narration (prologue, cabaret brechtien, choeur/narrateur humoristique, vidéo…) et d’accroître les risques pris donc de tenir en haleine des auditeurs suspendus (plancher à trous assez dangereux pour les comédiens !) Jouant sur les oppositions (Magie/ Dérision, Lyrisme/Pragmatisme….) Olivier Coulon Jablonka sait jouer avec le jeu théâtral lui-même tirant les comédiens au niveau le plus élevé dans l’expression de leur vérité intérieure. Les deux acteurs principaux entourés et soutenus par un choeur incisif ont su porter l’émotion à son paroxysme et ils ont accompli l’étonnante performance d’acteur visant à rendre moderne et sensible une langue poétique très littéraire : on a eu beaucoup de plaisir à découvrir ce texte magnifique.
J’ai bien aimé la façon dont Florian Chiappe (Pierre) a joué avec grande sensibilité sur des registres différents pour mettre en image le trajet d’une vie dans ses élans de pureté comme dans ses sombres compromissions. J’ai beaucoup apprécié le travail de la comédienne Malvina Plégat dans le rôle d’Isabelle : elle a su trouver en elle les ressources nécessaires pour porter toute la tension dramatique de la pièce.
Usant d’une diction très élaborée et d’un jeu de mains savant qui ouvraient sur les trajectoires infinies de l’inconscient, elle a su composer un personnage de fiction fantomatique ; une âme errante qui, tel le spectre d’Hamlet survient pour rendre Pierre à sa véritable identité. Dans cette interprétation la comédienne s’impose désormais comme une grande tragédienne.
De pièce en pièce cette troupe agit et s’affirme comme « un Théâtre en marche » qui se perfectionne sans cesse. On imagine que dans le sillage de l’esthétique vitézienne, Olivier Coulon Jablonka tente de développer un projet dramaturgique novateur, reprenant, en lui donnant plus de corps, le concept de « surjeu » et de « surtexte » énoncé en son temps par le dramaturge René Kalisky.
C’est là une belle réussite du Moukden Théâtre, qui suscite à la fois les frissons, l’émotion et la réflexion citoyenne, retrouvant par là-même la qualité du Théâtre Antique et sa fonction primordiale : celle d’éveilleur des consciences.