Catégorie : Lectures

« Les Somnambules » de Hermann Broch – la sécurité de l’uniforme à l’époque laïque

Sur le chapitre de l’uniforme, Bertrand pourrait s’exprimer à peu près ainsi. Il fut un temps où l’Eglise seule trônait en juge au-dessus de l’homme et où chacun se savait pécheur. Aujourd’hui il est de nécessité que le pécheur juge le pécheur afin d’empêcher que toutes les valeurs sombrent dans l’anarchie, et, au lieu de pleurer avec lui, le frère est dans l’obligation de dire à son frère : « Tu as mal agi. » Et si jadis seul l’habit sacerdotal, par son inhumanité, se distinguait des autres, si même sous l’uniforme et la toge le civil se trahissait, il fallut, quand vint à se perdre la grande intolérance de la foi, que la toge mondaine remplaçât la toge céleste, que la société se scindât en hiérarchies et en uniformes et élevât ceux-ci à l’absolu au lieu et place de la foi. Et puisque c’est toujours romantisme que d’élever le terrestre à l’absolu, l’austère et véritable romantisme de notre époque est celui de l’uniforme, semblant impliquer l’existence d’une idée supraterrestre et supratemporelle de l’uniforme, idée qui sans exister possède une telle intensité qu’elle s’empare de l’homme avec beaucoup plus de force que ne le pourrait une quelconque vocation terrestre, idée inexistante et pourtant si intense qu’elle fait du porteur d’uniforme un possédé de l’uniforme, mais jamais un homme de métier au sens civil du mot, peut-être précisément parce que l’homme en uniforme est nourri et gonflé de la conscience de réaliser le propre style de vie de son époque et de réaliser également ainsi la sécurité de sa propre vie.
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« Les Somnambules » de Hermann Broch – le roman face au chaos du réel

Les Somnambules d’Hermann Broch est une de ces sommes romanesques du début du XXe siècle, comme le sont A la Recherche du temps perdu de Proust, Un homme sans qualités de Robert Musil ou La Montagne magique de Thomas Mann. A l’époque où l’Europe vole en éclats, entre la guerre et la révolution russe, où l’unité de l’individu est remise en question avec la découverte de la psychanalyse, la littérature se pose la question de leur représentation. La synthèse paraît désormais impossible pour dire un monde désormais incompréhensible, que plus aucun système de valeur ne peut expliquer. Seul le roman, par son amplitude et la générosité avec laquelle il accueille toutes les formes d’écritures possibles semble pouvoir tenter de capter une parcelle ce chaos. L’Autrichien Hermann Broch se confronte pleinement à ces questions dans cette œuvre de 700 pages, ou plutôt ce triptyque qui accole trois romans, trois trajectoires de trois personnages qui constituent les bases d’un diagnostic sur son temps – mais un diagnostic qui reste souterrain, qui ne vient pas sublimer la singularité de ces trois parties et en proposer une interprétation globale, qui serait contradictoire avec ce monde dont Broch s'efforce de rendre compte.
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« Au-dessous du volcan » de Malcolm Lowry [extrait] – lettre d’amour ivre

(Plusieurs mescals plus tard.) Depuis décembre 1937, et que tu es partie, et c’est maintenant le printemps 1938 à ce que j’entends, j’ai délibérément lutté contre mon amour pour toi. Je n’osai m’y soumettre. Je me suis agrippé à toutes les branches ou racines qui pouvaient m’aider à franchir tout seul cet abîme dans ma vie mais je ne puis me leurrer plus longtemps.…

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« Au-dessous du volcan » de Malcolm Lowry – roman ivre d’une descente aux enfers

Au-dessous du volcan appartient à la famille des grands romans du XXe siècle. Il a l’échelle de l’Ulysse de Joyce, il se situe dans la veine des romans de Conrad, il porte le souvenir de Moby Dick, il partage le goût d’un exotisme crypté avec Paradiso de Lezama Lima et rejoint par de nombreux aspects la Recherche de Proust… C’est l’œuvre d’un auteur anglais à la vie romanesque, tendue entre l’alcool, la littérature, l’amour et les voyages – une vie qui devient matière vive du roman, composé pendant des années, entre 26 ans et la fin de la trentaine, commencé en 1936 et publié en 1947.…

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« La Nuit juste avant les forêts » de Koltès [extraits] – histoires d’amour

[…] je ne sais pas son vrai nom, celui qu’elle m’a dit n’était pas le sien, alors je ne dirai pas non plus comment elle était faite, personne ne saura jamais qui a couché avec qui, toute une nuit, sur un pont, en plein milieu d’une ville, des traces y sont encore, là-bas, dans la pierre : tu te promènes n’importe où, un soir par hasard, tu vois une fille penchée juste au-dessus de l’eau, tu t’approches par hasard, elle se retourne, te dit : moi mon nom c’est mama, ne me dis pas le tien, ne me dis pas le tien, tu ne lui dis pas ton nom, tu lui dis : où on va ?…

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L’artiste, un être à la sensibilité exacerbée selon Bergson

Quel est l’objet de l’art ? Si la réalité venait frapper directement nos sens et notre conscience, si nous pouvions entrer en communication immédiate avec les choses et avec nous-mêmes, je crois bien que l’art serait inutile, ou plutôt que nous serions tous artistes, car notre âme vibrerait alors continuellement à l’unisson de la nature.…

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« Adiós, Hemingway » de Leonardo Padura – enquêtes à La Havane

Leonardo Padura est un auteur cubain contemporain, connu pour ses romans policiers. Ses œuvres mettent en scène des enquêtes criminelles, menées par le lieutenant Mario Conde dans les dédales de La Havane. A l’occasion d’une série sur le thème « Littérature et mort », il mobilise une nouvelle fois son héros retiré de la fonction policière pour reconstituer les derniers jours d’Hemingway à Cuba.…

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« La Condition humaine » de Malraux – humain, pas assez humain

« Les mêmes chemins qui mènent l’individu au crime mènent la société à la révolution ». Telle était la thèse développée par Dostoïevski dans son roman les Démons selon le critique Berdaiev. La formule resurgit à l'esprit quand on lit La Condition humaine d’André Malraux. Dans cette œuvre, qui lui vaut de recevoir le Prix Goncourt l’année de sa publication, Malraux relate un épisode de la révolution chinoise, l’insurrection communiste de Shanghai, en 1927. Variant les points de vue, d’un personnage à l’autre, Malraux joue également avec les échelles. Dans cette œuvre, il fait coexister celle de l’individu, celle de la société, celle d’un pays ou encore celle du mouvement communiste de la Russie à la Chine – qui réduit l’homme à néant en le perdant de vue.
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