(Plusieurs mescals plus tard.) Depuis décembre 1937, et que tu es partie, et c’est maintenant le printemps 1938 à ce que j’entends, j’ai délibérément lutté contre mon amour pour toi. Je n’osai m’y soumettre. Je me suis agrippé à toutes les branches ou racines qui pouvaient m’aider à franchir tout seul cet abîme dans ma vie mais je ne puis me leurrer plus longtemps. Si je dois survivre il me faut ton secours. Autrement, tôt ou tard je tomberai. Ah, si seulement tu m’avais laissé dans la mémoire de quoi te haïr en sorte qu’à la fin nulle douce pensée de toi ne me touche jamais dans mon affreuse situation ! Mais au lieu de cela tu m’as envoyé ces lettres. Mais au fait, pourquoi envoyer les premières à Wells Fargo, Mexico ? Se peut-il que tu n’aies pas compris que j’étais toujours ici ? Ou que – si j’allais à Oaxaca – Quauhnahuac demeurait ma base. C’est très curieux. Puis ç’aurait été si facile de se renseigner. Et si seulement aussi tu m’avais écrit sur-le-champ, ç’aurait pu être différent – même une carte postale à mon nom, dans la commune angoisse de notre séparation, qui en eût appelé simplement à nous, en dépit de tout, pour mettre aussitôt fin à cette absurdité – de quelque, de n’importe quelle façon – et disant que nous nous aimions ; ou autre chose, un télégramme, de simple. Mais tu as attendu trop longtemps – ou il le semble maintenant, jusqu’après Noël – Noël ! – et le Nouvel An, et ce que tu as envoyé alors, je n’ai pu le lire. Non : à peine ai-je une fois été assez libéré de mon tourment ou assez dégrisé pour saisir plus que le sens général de l’une ou l’autre de ces lettres. Mais les sentir, je le pouvais, je le peux. Je crois en avoir quelques-unes sur moi. Mais elles font trop mal à lire, comme trop longuement ruminées. Je n’essaierai pas à présent. Elles me brisent le cœur. Et de toute façon elles sont venues trop tard. Et maintenant il n’y en aura plus, je suppose.
Hélas, mais pourquoi n’ai-je pas prétendu au moins les avoir lues, agréé l’offre d’une sorte de rétractation dans le fait même de leur envoi ? Et pourquoi n’ai-je pas expédié un télégramme ou un mot tout de suite ? Ah, pourquoi, pourquoi, pourquoi ? Car je pense que tu serais revenue à temps si je t’en avais priée. Mais voilà ce que c’est que de vivre en enfer. Je ne pouvais, je ne puis te prier. Je ne pouvais, je ne puis envoyer de télégramme. Ici et à Mexico je suis resté planté là, à la Compania Telegráfica Mexicana, et à Oaxaca, tremblant et transpirant dans le bureau de poste et rédigeant tout l’après-midi des télégrammes, quand j’avais assez bu pour raffermir ma main, sans en expédier un. Et une fois j’eus une sorte de numéro de téléphone de toi et t’appelai vraiment sur longue distance à Los Angeles, mais sans succès. Et une autre fois il y eut un dérangement du téléphone. Alors pourquoi ne pas aller moi-même en Amérique ? Je suis trop malade pour me débrouiller avec les billets, pour supporter la trépidation de délire des interminables plaines à cactus. Et pourquoi m’en aller mourir en Amérique ? Il me serait peut-être égal d’être enterré aux Etats-Unis. Mais je crois que je préférerais mourir au Mexique.
En attendant, me vois-tu travaillant toujours à mon livre, essayant toujours de répondre à des questions telles que : Y a-t-il une réalité derrière, extérieure, consciente et à jamais présente, etc., accessible par n’importe quelles voies acceptables pour toutes les religions et croyances et adaptables à tous les climats et pays ? Ou me découvres-tu entre Miséricorde et Compréhension, entre Chesed et Binah (mais encore à Chesed) – en équilibre, et l’équilibre c’est tout, précaire – balançant, vacillant au-dessus de l’effroyable vide qui n’admet point de pont, de la trace qui-se-peut-à-peine-déceler de la foudre de Dieu du retour à Dieu ? Comme si j’avais jamais été à Chesed ! Ce serait plutôt le Qlipoth. Alors que je devrais avoir à mon actif d’obscurs volumes de vers intitulés Triomphe de Hurlu-nerlu ou Le Nez à la lumineuse verrue ! Ou au mieux, comme Clare, « tisser l’effrayante vision »… En chaque homme un poète avorté ! Mais c’est une bonne idée peut-être, vu les circonstances, de feindre pour le moins de suivre son grand travail sur le « Savoir secret » car on peut toujours dire, s’il ne paraît jamais, que le titre en explique l’absence.
– Mais hélas pour le Chevalier à la Triste Figure ! Car oh, Yvonne, je suis tellement hanté sans répit par tes chansons, ta chaleur et ta joie, ta simplicité et ta camaraderie, tes aptitudes à des centaines de choses, ta santé foncière, ton désordre, ton ordre tout aussi excessif – les doux commencements de notre union. Te souviens-tu de la chanson de Strauss que nous fredonnions d’habitude ? Une fois l’an les morts vivent l’espace d’un jour. Oh viens à moi encore comme autrefois en mai. Jardins du Généralige, Jardins de l’Alhambra. Et l’ombre de notre destin à notre rencontre en Espagne. Le bar Hollywood à Grenade. Pourquoi Hollywood ? Et le couvent de nonnes là-bas : pourquoi Los Angeles ? Et à Malaga, la Pension Mexico. Et pourtant rien jamais ne peut prendre la place de cette unité qu’autrefois nous connûmes et qui ne peut pas ne pas exister toujours Dieu seul sait où. Que nous connûmes même à Paris – avant l’arrivée de Hugh. Est-cela une illusion aussi ? me voilà en pleine pleurnicherie, c’est certain. Mais personne ne peut prendre ta place ; je dois le savoir à l’heure qu’il est, je ris en écrivant ceci, que je t’aime ou pas… Parfois m’envahit un sentiment des plus puissants, un égarement de jalousie désespérée qui, approfondi par l’alcool, tourne au désir de me détruire par ma propre imagination – au moins pour ne pas être en proie aux – fantômes –
(Plusieurs « mescalitos » plus tard, et l’aube au Farolito)… Le temps est un faux guérisseur, en tout cas. Comment qui que ce soit pourrait-il se permettre de me parler de toi ? Tu ne peux savoir la tristesse de ma vie. Sans cesse hanté, que je dorme ou veille, par l’idée que tu pourrais avoir besoin de mon secours, que je ne puis apporter, comme j’ai besoin du tien, que tu ne peux apporter, t’apercevant dans mes visions et dans chaque ombre, il m’a absolument fallu t’écrire ceci, que jamais je n’enverrai, pour te demander ce que nous pouvons faire. N’est-ce pas extraordinaire ? Et pourtant – ne le devons-nous pas à nous-mêmes, à ce Même que nous avons créé en dehors de nous, d’essayer à nouveau ? Hélas, qu’est-il advenu de l’accord et de l’amour qui furent nôtres ! Qu’en adviendra-t-il – qu’adviendra-t-il de nos cœurs ? L’amour est la seule chose qui donne un sens à nos pauvres allées et venues sur terre : pas précisément une trouvaille, je le crains. Tu vas me croire fou, mais c’est de cette manière que je bois aussi, comme absorbant un éternel sacrement. Oh Yvonne, nous ne pouvons laisser ce que nous avons créé sombrer dans l’oubli de cette terne façon –
Elève tes yeux vers les collines, semble me dire une voix. Quelquefois, quand je vois le petit avion rouge de la poste arriver d’Acapulco à sept heures du matin au-dessus des collines étranges, ou que plus vraisemblablement j’entends, gisant au lit (quant à cette heure j’y suis), tremblant, expirant, tressautant, – juste un menu grondement enfui – et qu’en jabotant j’allonge la main vers le verre de mescal, la boisson que jamais je ne puis, même en la portant à mes lèvres, croire réelle, que j’ai eu la merveilleuse prévoyance de mettre bien à portée la nuit d’avant, je pense que tu vas être dedans, dans cet avion chaque matin tandis qu’il passe, et que tu seras venue pour me sauver. Puis passe la matinée et tu n’es pas venue. Mais oh, à présent je pris pour cela, que tu viennes. Pourquoi d’Acapulco, à la réflexion je ne vois pas. Mais pour l’amour de Dieu, Yvonne, entends-moi, ma défense est à bout, en ce moment à bout – voici l’avion qui passe, je l’ai entendu au loin puis, rien qu’un instant, par-delà Tomalin – reviens, reviens. J’arrêterai de boire, quoi que ce soit. Je me meurs sans toi. Pour l’amour du Christ, Yvonne, reviens-moi, entends-moi, c’est un cri, reviens-moi, Yvonne, ne serait-ce qu’un jour…