Depuis des années, Daria Deflorian songe à adapter La Végétarienne, roman de l’autrice coréenne Han Kang. Ce projet, accueilli aux Ateliers Berthier du Théâtre de l’Odéon dans le cadre du Festival d’Automne, a trouvé une forme de validation quelques jours avant la création du spectacle à Bologne avec la remise du Prix Nobel de littérature à Han Kang. Le prestigieux prix entend récompenser « sa prose poétique intense qui affronte les traumatismes historiques et expose la fragilité de la vie humaine ». Cette courte caractérisation, qui se veut une synthèse de l’œuvre autant qu’une justification de la récompense même si elle paraît pouvoir s’appliquer à beaucoup d’écrivains, ne laisse pas présager grand-chose avant le spectacle mais trouve un peu de sens à la sortie : la délicatesse de l’art de Deflorian rencontre dans La Vegetariana une écriture qui se dérobe, qui ne semble pas dire l’essentiel, mais qui travaille la sensibilité et y dépose des impressions durables.
L’espace scénique est vide mais structuré par deux portes latérales encadrées de murs jaunes un peu décrépis, qui dégagent un passage au fond du plateau et un grand espace au centre. Quelque chose de pictural se dégage d’emblée de cette scénographie, dans la reproduction d’un intérieur patiné mais étrangement nu, un intérieur citadin qui ne laisse entrevoir aucune forme de nature au-dehors. On pense aux toiles d’Hopper, mais vidées de toute présence humaine, et de tout accessoire qui pourrait les manifester par l’absence. Entre un homme qui tire après lui un matelas et l’installe contre le mur du fond, donnant ainsi l’impression d’emménager dans le lieu. Ceci fait, il s’avance et s’adresse à nous pour raconter son mariage avec une femme on ne peut plus banale, à la hauteur de sa médiocrité à lui. Une femme qu’il a retrouvée une nuit comme somnambule face à leur frigidaire, et qui s’est peu après débarrassée de toute la nourriture d’origine animale qu’il contenait.
Le récit est pris en charge par Gabriele Protoghese, profondément désemparé, qui confie au public son désarroi et se révèle touchant dans son incompréhension, sa crainte et sa colère face à cette situation. On perçoit dans le jeu de l’acteur le travail tissé par Daria Deflorian dans ses précédents spectacles, cosignés avec Antonio Tagliarini. Ensemble, ils ont créé des spectacles à partir d’œuvres existantes – des reportages (dans Reality), des romans (Le Justicier d’Athènes de Petros Markaris dans Ce ne andiamo per non darvi altre preoccupazioni), des films de Fellini (Sovrimpressionni et Avremo ancora l’occasione di ballare insieme) –, et leurs spectacles rendent précisément compte de ce dialogue avec d’autres œuvres, ils le restituent, se conçoivent comme des commentaires depuis la scène. Ici, la part de commentaire est profondément atténuée, le spectacle se présente plus classiquement comme une adaptation : le plateau est un espace de fiction à partir duquel raconter l’histoire de Yŏnghye qui est un matin devenue végétarienne. Un espace de fiction, mais pas d’illusion, ce qui permet de confier au jeu une dimension discursive qui met élégamment le récit à distance. Pour relater que Yŏnghye se recouche après avoir été trouvée dans la cuisine par son mari, l’actrice Monica Piseddu s’accole au matelas posé à la verticale contre le mur, sur lequel la rejoint ensuite Gabriele Protoghese, lui aussi debout et dos à elle.
Ces conventions théâtrales que Deflorian invente et que l’on adopte avec une joie enfantine exhibent le geste d’adaptation. Celui-ci a été élaboré avec la scénariste Francesca Marciano, ce que souligne le fait que chaque scène est annoncée par des indications cinématographiques : intérieur jour ou nuit, appartement du couple ou de la sœur, atelier du beau-frère, ou, plus tard, studio de Yŏnghye, quittée par son mari. Car le fait de devenir végétarienne produit l’effet d’une bombe dans l’entourage du personnage – alors même que ce choix n’est accompagné d’aucune revendication, aucun discours, écologique, économique, politique ou animaliste. Le roman d’Han Kang n’est pas du tout militant, comme celui de Vincent Message, Défaite des maîtres et possesseurs, littéral à l’excès dans l’adaptation de Nicolas Kerzenbaum il y a quelques années. Quand on lui demande pourquoi elle est végétarienne, Yŏnghye répond simplement : « J’ai fait un rêve ». Un rêve qu’elle raconte au public, fait de sang, de viande et d’un visage qu’elle n’arrive pas à identifier, en lequel se mêlent menace de mort et désir de mort.
Ce récit qui oblige ses proches à renoncer à toute forme d’explication, prolongé par un ou deux autres rêves et quelques souvenirs tout aussi traumatiques, sont les seuls moments qui donneront à entendre Yŏnghye ou presque. Pour le reste, le personnage paraît en retrait, comme relégué à l’arrière-plan. Dans un premier temps, celui qui parle le plus, c’est son mari. Il se demande si les prémisses de ce qu’il vit comme une révolte contre les conventions ne se nichent pas dans le choix que faisait sa femme de ne pas porter de soutien-gorge. Lors d’un dîner avec son supérieur, il lui paraît en tout cas aussi gênant de voir ses tétons à travers son pull que de l’entendre décliner tous les repas qui impliquent de la viande. Ces deux partis pris de sa femme sont également insupportables à son conformisme, si bien que son point de vue invite à les voir comme les symptômes d’une émancipation féministe, une tentative de soulèvement contre le patriarcat. Cette interprétation de la situation est confirmée par la réaction du père de Yŏnghye, qui, lors d’un repas de famille chez sa sœur, veut forcer sa fille à manger de la viande, prêt à lui en introduire violemment dans la bouche pour mettre fin à son régime.
Après cette scène d’agression, la narration est prise en relais pas le beau-frère, Paolo Musio, qui retrouve grâce au geste de Yŏnghye qui s’est ouvert le poignet avec un couteau pour arrêter son père la puissance du geste vrai. L’artiste plasticien en panne d’inspiration retrouve soudainement le goût de l’art et de la création grâce au corps de sa belle-sœur, et plus particulièrement d’une tache bleutée qu’elle a au-dessus des fesses, qui l’obsède. Il demande donc à peindre sur son corps, suivant un geste qui évoque celui du fils dans Théorème(s) de Pasolini. La dernière partie, « Vert », après le « Rouge » du sang et le « Bleu » de la tache, place au centre de la narration la sœur, interprétée par Daria Deflorian elle-même, qui fait interner sa sœur en hôpital psychiatrique après avoir découvert ses relations avec son mari. C’est à elle qu’il revient de raconter le devenir végétal de sa sœur – devenir en apparence pacifique, voire mortifère, mais potentiellement révolutionnaire.
Jusqu’au bout, le récit ne sert cependant pas à élucider la décision première de Yŏnghye de devenir végétarienne, et même végétalienne : la lumière faite sur elle est comme incidente, on finit par deviner ce qu’on ne nous dit qu’à demi-mots. Mais plus que ce centre fuyant, importe de mesurer l’onde de choc produite sur ses proches, aussi troublés que ceux de Gregor Samsa, le personnage de La Métamorphose de Kafka, qui se réveille un matin sous la forme d’un insecte monstrueux. Ce décentrement de la narration détourne du pourquoi et attire l’attention sur les conséquences provoquées sur des individus peut-être encore plus fragiles et vulnérables que Yŏnghye, dont les portraits délicatement façonnés donnent sens à la démarche d’adapter ce texte à la scène.
La très grande finesse du jeu d’acteur, tendu entre dialogues et adresses au public, est soutenue par un travail scénographique léché. L’espace est fixe mais il est différemment habité, occupé ou désordonné par des objets choisis qui servent d’appui à l’imagination, et peut-être plus encore à la perception spectatrice (accumulation de viandes sous vide ou de pommes de terre, tas de vêtements, débordement de peinture par rétroprojecteur interposé, dévidage de bandes photographiques) – ainsi que par des ombres et des lumières tamisées qui redessinent l’espace et le chargent de mystère. Les lieux désignés apparaissent et disparaissent avec une fluidité extrême, avec la même facilité que s’ouvre le pan de mur de la salle de bain, espace intime pour les uns ou les autres. Cette grande maîtrise dans l’enchaînement des scènes n’aplatit par la narration, ne la clarifie pas à l’excès. Elle permet au contraire de lui conserver son étrangeté, son décentrement étonnant et de convoquer l’observation ténue qu’exige cette écriture.
F.
Pour en savoir plus sur « La Vegetariana », rendez-vous sur le site du Théâtre de l’Odéon.