« Diptyque. Nos paysages mineurs & En finir avec leur histoire » de Marc Lainé à la Comédie de Reims – l’art du rattrapage, et du déplacement

La Comédie de Reims n’accueille pas un mais deux spectacles de Marc Lainé, constitués en diptyque : Nos paysages mineurs et En finir avec leur histoire. Le premier volet a été créé en 2021 à la Comédie de Valence que dirige le metteur en scène, et le second il y a un an, au même endroit. Trois ans les séparent donc, ce qui produit une impression de vertige quand on y pense à l’issue du spectacle, car les deux parties paraissent indissociables l’une de l’autre, et la seconde plus profondément nécessaire pour corriger le tir de la première, prendre de front ce qui paraissait inconscient et reconfigurer profondément l’appréciation de l’œuvre.

Le plateau évoque un décor de cinéma épuré. À l’avant-scène, se trouve un système de travelling, de gros rails sur lesquels peut se déplacer une caméra montée sur pied. Mais ces rails prennent aussitôt un autre sens grâce à une maquette posée sur une table et éclairée avec poésie, qui donne à voir un petit train qui fait le tour d’un paysage désertique ponctué de pylônes et de quelques maisons. À cour, à côté de la maquette, a été reconstituée une cabine de train avec des banquettes en simili cuir comme on n’en voit plus. Au-dessus de l’ensemble se trouve un grand écran.

Entre un contrôleur de gare qui va orchestrer à de rares moments les mouvements de la caméra sur les rails grâce à un système de poulies, et ponctuellement suggérer une présence autour des protagonistes principaux. Puis Vincent Segal avec son violoncelle, qui va colorer les dialogues et leur insuffler un tempo qui sera déterminant pour le jeu. Enfin, les deux personnages avec qui on va passer la soirée en gros plan, Adeline Guillot et Vladislav Gallard, qui s’installent dans la cabine de train, loin de la salle mais ressaisis par des caméras dont les images sont montées en plans alternés pour révéler leurs portraits. Le dispositif d’emblée posé n’évoluera pas : le premier volet prend la forme d’un film tourné en temps réel, à peine scandé par quelques sorties de l’espace de tournage, quelques respirations offertes par le trajet du petit train de la maquette, par les paysages qu’on devine derrière la fenêtre du wagon qui servent d’arrière-plan aux visages quand ils ne les contemplent pas, ou par la musique qui parfois se rappelle à notre souvenir. Pour le reste, l’échelle adoptée et imposée est celle du gros plan sur les deux protagonistes.

Cette échelle rapprochée met tout l’accent sur le jeu. Il fallait donc des acteurs de taille pour répondre à ce défi, et Marc Lainé en a trouvés. L’autre épreuve à laquelle il les soumet est celle d’une écriture, parfois un peu apprêtée – la sienne, parue sous forme de livres chez Actes Sud –, que l’on découvre avec une scène qui procure un sentiment de malaise. Est-ce un effet de l’époque abordée ? L’histoire commence en 1969 et il semble qu’il soit alors acceptable qu’un homme entreprenne de séduire une inconnue dans un wagon de manière très peu subtile. Qu’il la sorte de sa rêverie, la force au dialogue, insiste pour qu’elle se dévoile, réponde aux questions qu’elle ne pose pas, trouve le moyen de la faire sourire… La situation comme les répliques ne sont pas évidentes à apprécier aujourd’hui – même si cette approche cavalière faire rire une partie de la salle –, mais Vladislav Gallard parvient à empêcher une réaction de rejet par son talent et son charme et nous invite à les observer tous deux de près.

Cette rencontre aboutit à une relation que l’on suit pendant sept ans, à partir de scènes qui se déroulent toujours dans le même wagon qui les mène de Paris à Saint-Quentin-en-Yvelines. Tout paraît cependant d’entrée de jeu condamné, par l’approche grossière de Paul plutôt que par leurs milieux d’origine comme il le croit, lui le prof de philo issu de la bourgeoisie, face à elle, fille d’ouvrière qui va reprendre des études. Le récit tissé d’année en année n’est pas celui de l’amour et du désamour, car Paul apparaît très vite comme imbu de lui-même, méprisant, paternaliste, castrateur… et chaque scène ne fait ensuite que confirmer ses défauts, qui s’accroissent à mesure que grandit son succès en tant qu’auteur. Ce qui est étrange, c’est que le patriarcat qu’il incarne paraît constituer l’inconscient du texte. L’impression que laisse la première partie est que le projet était vraiment de raconter une histoire d’amour et avec elle toute une époque intellectuelle en ébullition, histoire jalonnée par quelques saillies plutôt drôles et dont le personnage principal est un prof agaçant mais assez brillant, que Gallard arrive à rendre sympathique.

En face de lui pourtant, Liliane est de plus en plus éteinte et malheureuse, étouffée par la réussite de Paul, les relations qu’il a avec ses parents, son mépris pour ses engagements politiques dans les mouvements féministes qui émergent alors, sa surdité à ses méditations poétiques sur les paysages qu’elle regardent défiler par la fenêtre du train. Liliane et leur histoire deviennent l’objet d’un roman qu’il écrit, qui se termine mal et annonce la séparation qui paraît bien vite inévitable. Plutôt qu’une histoire d’amour, Nos paysages mineurs raconte l’histoire d’une femme empêchée par un homme qui croit contribuer à son émancipation.

Si l’entracte l’interrompt, l’histoire ne s’arrête pas là et ne nous laisse pas avec cette impression de gêne. La pause annoncée est assez longue, car il faut reconfigurer le plateau. C’est d’emblée une bonne nouvelle, car les mouvements des yeux de la scène à l’écran étaient de plus en plus rares dans la première partie : les interactions entre les deux n’étant pas particulièrement stimulantes, on en venait à se contenter de l’écran seul. Désormais, se trouvent sur le plateau un banc vert parisien près d’un lampadaire et un nouvel écran qui se trouve cette fois à hauteur d’homme. Placé au ras du sol, il va servir de fond aux corps, alors que le couple se retrouve le temps d’une soirée à déambuler dans les rues de Paris, ou plutôt à marcher, parfois très rapidement, d’autres fois plus lentement, au rythme de leurs affects. Ce rythme est souligné par des tapis roulants cachés dans le sol qui font effectivement marcher l’acteur et l’actrice, qui atteignent sans doute les milliers de pas à l’issue de la deuxième partie ! Le dispositif reproduit le mouvement des corps et toutes les interactions qu’il peut induire : dépasser, accélérer, s’arrêter, ralentir… Lainé révèle de cette manière tout ce que peuvent raconter des cadences qui s’accordent et se désaccordent, au rythme des dialogues.

C’est comme si, dans cette deuxième partie, l’auteur et metteur en scène avait pris conscience de tout ce qui structurait de manière implicite la première : Paul, ruiné et désespéré, qui essaie de reconquérir son ex au plus bas de sa vie, est frontalement odieux désormais. Et Liliane lui dit enfin les choses qu’elle taisait auparavant, et ses silences qui paraissaient autrefois une marque de faiblesse deviennent désormais des moyens pour elle de s’échapper de son emprise. Dans En finir avec leur histoire, il n’y a plus de doute au sujet du point de vue de Lainé sur le personnage de Paul, sur le caractère nocif de son influence sur Liliane. Les choses sont désormais explicites, et la prise de conscience de Paul sur lui-même et les formulations a posteriori de Liliane sur ce qu’elle a subi procurent un vrai soulagement. À cela s’ajoute que les dialogues comme le dispositif scénique convoquent davantage la sensibilité. Des points de fuite sont offerts au spectateur, grâce à la vidéo qui entre parfois en contradiction avec les corps, ou grâce à des citations projetées sur l’écran qui trouent la fiction. Le texte paraît ainsi moins ficelé que celui de la première partie, malgré les échappées qu’offraient les monologues de Liliane.

C’est finalement une soirée étonnante que propose ce Diptyque. Tout ce qu’on pouvait reprocher à la première partie devient terreau fertile pour la deuxième qui en élabore la critique. La prise de conscience n’est pas que celle de Paul. Elle est aussi celle de Marc Lainé qui semble avoir pris du recul par rapport à sa première œuvre, qui semble faire son mea culpa sans pour autant la nier. Le second volet ne remplace pas le premier, assumé dans ses non-dits et ses limites esthétiques, puis corrigé par le deuxième. L’ensemble donne ainsi à voir un cheminement, un déplacement – ce qui valide après coup la pertinence des métaphores du voyage et de la marche. Si le patriarcat semble avoir encore de beaux jours devant lui par les temps qui courent, le spectacle donne espoir en la capacité de tout un chacun de se repentir et évoluer.

F.

 

Pour en savoir plus sur Diptyque. Nos paysages mineurs & En finir avec leur histoire, rendez-vous sur le site du CDN de Reims.

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