Après Nora, Nora, Nora ! au printemps dernier, mais plus encore King Lear Syndrome en 2022, Elsa Granat poursuit son dialogue avec les œuvres du répertoire et revient à Shakespeare. Le titre de sa dernière création, Les Grands Sensibles ou l’éducation des barbares ne dit cette fois pas explicitement l’œuvre avec laquelle elle entre en dialogue. Sans doute car il s’agit cette fois de deux pièces, Roméo et Juliette et Hamlet – rien de moins ! Juliette et Hamlet deviennent cousin dans cette réécriture, grâce à laquelle la metteuse en scène met l’accent sur le conflit qui oppose la génération des enfants et celle des parents. L’entrecroisement des deux pièces mises en échos avec d’autres références plus hétéroclites ouvre un espace à l’écriture et à la création scénique et révèle qu’Elsa Granat a des choses à dire et de beaux moyens pour le faire. Mais elle a sans doute trop à dire !
Le plateau est nu, fermé par un rideau qui dégage un espace étroit à l’avant-scène, cerné par deux écrans. Entre Elsa Granat elle-même, dans un habit vert, qui vient congédier le chaos. Elle nous prend à parti et nous demande si on est venus assister au chaos, elle se demande s’il a existé un temps durant lequel ce n’était pas le chaos, et elle finit par le déclarer persona non grata. Son vœu paraît pieux dès lors que d’autres personnages arrivent pour organiser la fête d’anniversaire de Juliette, qui va réunir les Capulet, les Montaigu (réécriture oblige) et la mère d’Hamlet, qui n’a plus pour amant son beau-frère mais le père de Juliette. Tout le monde s’agite, les parents, la nourrice ou les vieilles tantes qui arrivent en avance – toutes et tous sous le regard désabusé de Roméo, Juliette, Hamlet et Ophélie qui boivent de la bière les ongles peints, se passent des roulées et ou les filles embrassées goulûment avec la même simplicité. Hamlet réagit en revanche vivement quand il découvre sa mère dans les bras de Capulet et demande à Juliette : « tu savais que ma mère sortait avec ton père ?!! »
Cette longue scène introductive pose les termes de la réécriture, les nouveaux liens tissés entre les personnages des deux tragédies rapprochées et les registres que l’opération fait coexister – des vers de Shakespeare à la langue contemporaine la plus spontanée, grâce à un art du décrochage consommé. La musique qui résonne hors scène donne le tempo à cette effervescence, alors que le plateau représente les coulisses de la fête, qu’on voit passer des soupières et des flûtes de champagne tandis qu’Hélène Rencurel court dans tous les sens pour s’assurer que les plats ne contiennent pas d’allergènes pour son fragile Hamlet, que Lucas Bonnifait l’attrape au passage pour l’embrasser quand il ne presse pas sa femme, Elsa Granat, mère de Juliette donc, de se préparer alors qu’elle erre en chemise de nuit. On voit parfois aussi Laurent Huon, père de Roméo mais surtout éternel Lear, qui court après son fils, inquiet d’avoir perdu tout contact avec lui et soucieux de le suivre à la trace, frère Laurent qui préconise des recettes de plantes à tous ceux qu’il croise selon leurs maux, et la nourrice, Bernadette Le Saché, qui essaie d’apaiser tout le monde.
Derrière le rideau que les lumières rendent parfois translucides, des réminiscences donnent à voir la petite enfance des grands ados qui restent reclus sur les écrans, ados qui enfants qui ne mangeaient pas, ne parlaient pas ou marchaient tôt, selon leur caractère. Quand enfin Juliette arrivera la dernière sur scène pour déplorer toute cette énergie dépensée pour elle alors qu’elle a le sentiment de ne pas le mériter, le plateau s’ouvrira sur un espace plus vaste mais toujours vide, simplement cerné de colonnes. Mais un autre rideau s’ouvrira en fond et reproduira l’effet premier, d’abord avec le spectacle d’un souvenir : l’anniversaire des 5 ans de Juliette, au cours duquel ses parents ont rejoué des scènes de Mary Poppins avec des moyens de fortune. La mise en abyme est longue – comme la scène initiale – et on met du temps à comprendre le point de jonction entre ce spectacle pour enfants et Shakespeare. Mais Elsa Granat assume et s’entête à tisser les tragédies dont elle s’empare à l’univers magique de la plus célèbre des nounous ainsi qu’à la Flûte enchantée, ces deux références prises en charge par Clara Guipont, Edo Sellier et les élèves du Conservatoire de musique et de danse de Saint-Denis, qui ponctuent de leurs performances colorées le double drame shakespearien.
Elsa Granat suit d’assez loin les intrigues de Shakespeare pour ne retenir que l’essentiel, ou le plus connu. Après la longue mise en place de la soirée, vient une longue scène de dîner au cours de laquelle Juliette déclare son amour pour Roméo et argumente point par point avec ses parents pour leur démontrer le caractère inepte de leur opposition – et la nourrice de dire que c’est là le résultat de son éducation positive inspirée des principes de Maria Montessori. L’objectif n’est pas ici de rejouer le drame mais de faire état d’une incompréhension mutuelle des générations, du fossé immense qui les sépare et finit par les poser en ennemis. Mais plutôt que les grands sensibles annoncés en titre, quoique portés par de jeunes acteurs et actrices qu’on découvre avec curiosité et plaisir, ce sont les parents qui émeuvent. Face à l’hypersensibilité d’Hamlet (Victor Hugo Dos Santos Pereira) qui ne tient pas en place et voudrait s’écorcher pour sa mère, aux discours végan d’Ophélie (Juliette Launay) qui voudrait tant être aimée du précédent, à l’émoi de Roméo (Niels Herzhaft) qui tombe en amour et au potentiel d’insurrection de Juliette (Mahaut Leconte), les adultes expriment un même désemparement. Gertrud est exaspérée par Hamlet mais aussi surprotectrice, Montaigu poursuit désespérément Roméo sans parvenir à l’atteindre d’aucune manière et Lady Capulet essaie tant bien que mal de parler à Juliette mais elle paraît presque trop la comprendre pour parvenir à communiquer avec elle. Et tandis que les mères pensent à tout ce qu’elles ont fait pour leurs enfants, laissent entrevoir leur amour tapissé de contradictions, la nourrice s’efforce de livrer une leçon d’amour courtois à cette jeunesse et frère Laurent s’improvise sorcier pour se consoler de ses propres peines d’amour, mais ni l’un ni l’autre ne parvient à atteindre ces jeunes inaccessibles, écrasés par le poids de peines indéchiffrables.
Ce discours qu’Elsa Granat tisse en dialogue avec les vers de Shakespeare, vers qu’elle parvient à rendre familier en les faisant surgir au détour d’une phrase, en leur donnant une résonance lumineuse au milieu du chaos qui s’est imposé malgré les précautions prises en prologue, touche profondément. Tout comme le jeu hypersensible qu’elle convoque chez ses partenaires, un jeu presque sportif, dansé tant les corps sont mis à contribution pour exprimer la puissance des affects qui les agitent. Les degrés d’expressivité qu’elle sonde sont d’autant plus nombreux que comme à son habitude, elle transforme son plateau en espace de cohabitation pour professionnels et amateurs, de tous âges. Elle va jusqu’à bâtir un monde aux accents utopiques dans laquelle se confondent une cour de récré et un espace de convalescence pour personnes âgées, non pas poussées dans la tombe mais dans l’espace intermédiaire de la maison de retraite, désormais remises aux soins des enfants qui les torturaient tant. À ce stade, on ne sait plus bien où on se situe entre Shakespeare, Musset, les tubes de Mary Poppins, de Mozart, de Joe Dassin et de Léonard Cohen, on peine à comprendre ce qui se raconte, mais l’image est assez belle.
Le spectacle gagnerait certainement en puissance s’il passait de deux heures trente à une heure et demie, si les scènes étaient plus ramassées, plus denses, si le propos bâti était plus nettement resserré, si les références qui peuvent servir de levier dans le temps des répétitions étaient reléguées au second plan pour mieux mettre en valeur le dialogue avec Shakespeare. Elsa Granat brasse large, et c’est assez jouissif cette démesure, ce côté foutraque assumé, cette dramaturgie à multiples plans qui paraît à la fois très pensée et très improvisée, souvent dépassée par elle-même. Mais certains essoufflements qui usent les corps, les textes et les moyens scéniques pourraient disparaître grâce à un travail de condensation, ou si l’artiste renversait simplement les rapports de proportion et annonçait au lieu d’une réécriture de tragédies de Shakespeare augmentées d’innombrables références une écriture propre – comme dans sa première œuvre, Le Massacre du printemps –, écriture qui serait nourrie de toutes ces citations convoquées sur un mode mineur. Elsa Granat nous fait la générosité de nous convier dans son esprit en ébullition, mais son spectacle laisse un goût d’inabouti qu’on regrette.
F.
Pour en savoir plus sur Les Grands Sensibles ou l’éducation des barbares, rendez-vous sur le site du TGP.