« Hamlet » de Gérard Watkins à la Comédie de Caen – comédie burlesque

La nouvelle saison de la Comédie de Caen est inaugurée avec une mise en scène d’Hamlet de Gérard Watkins, un an après la reprise du Richard III de Mathias Langhoff par Élise Vigier et Marcial Di Fonzo Bo qui officie une dernière année en tant que directeur du lieu. Pour la première fois avec ce spectacle, Gérard Watkins s’attaque à une œuvre du répertoire. Auparavant en effet, il ne mettait en scène que des textes qu’il écrivait lui-même. Pour s’approprier la pièce et ne pas en être que metteur en scène, il procède cependant à sa traduction, une traduction contemporaine et personnelle, redoublée par une scénographie qui transplante la tragédie de Shakespeare dans le Londres des années 60, au moment de la naissance de la contre-culture rock. La réappropriation à laquelle procède Watkins est telle qu’il fait de la pièce une comédie burlesque, dont la seule qualité est d’offrir de belles partitions à ses actrices et acteurs – dont il fait partie.

La scénographie s’offre au regard du public qui s’installe, composée à cour d’un bar avec tabourets hauts juchés sur trois marches, et à jardin d’un salon de meubles en velours coloré, situés devant une grande porte art déco. Devant cet intérieur, de gros graviers marrons qui désignent l’extérieur, et derrière, un rideau composé de chaînes dorées. Le décor est séduisant, acidulé… et mystérieux : on se demande comment Hamlet pourrait y trouver sa place. Un passage au noir indique le début du spectacle après le mot d’accueil de Marcial Di Fonzo Bo, et le spectacle commence en musique avec le travestissement de deux actrices, Anne Alvaro et Mama Bouras, qui se font enturbanner le buste de bandes blanches pour avoir la poitrine aplatie. Un autre déplacement est ainsi posé à l’orée du spectacle après la transplantation spatio-temporelle : le genre n’est pas une donnée posée a priori, des femmes joueront des hommes, nous annonce-t-on – tout proche mais à rebours de la tradition shakespearienne, selon laquelle des jeunes hommes jouaient des rôles féminins, rôles qui amenaient parfois à un travestissement inverse et créaient de puissants effets de vertige.

Les premières répliques sont ensuite lancées par quatre soldats qui arrivent et se relaient pour un tour de garde, et évoquent une « chose » qui leur a rendu visite. La scène annonce d’emblée que l’esthétique va ici l’emporter sur la dramaturgie : parmi les quatre gardes bouffons, se trouve Horatio, le précieux ami d’Hamlet à qui il reviendra de conter son histoire, seul témoin vivant à l’issue du carnage. Ce personnage-là n’est pas distingué des autres sentinelles. Ce qui importe, c’est la duplication de leurs costumes qui évoquent ceux de la garde nationale britannique, les mouvements confus de leurs fusils qui tremblent de peur et leurs grands bonnets à poils de grenadiers qui leurs servent de tabouret.

Arrive ensuite le fameux spectre d’Hamlet père, celui qui a vaincu le roi de Norvège et ainsi emporté ses terres, terres que revendiquent désormais le nouveau roi de Norvège, Fortinbras, et qui oblige le royaume de Danemark à se préparer à la guerre – mais cet arrière-plan martial est laissé de côté par Watkins, tout comme Fortinbras, double d’Hamlet et de Laërte, lui aussi orphelin de père, à qui revient « le dernier mot de cette sanglante tragédie » comme l’affirme Jan Kott dans son essai Shakespeare notre contemporain. Le spectre donc est ici représenté d’une armure de style médiéval, qui ne laisse voir que les mains du corps qui l’anime. Des mains qui suffisent à laisser deviner un corps jeune, ce que confirme la démarche très vive de ce spectre qui n’a pas grand-chose de spectral, qui est même d’une vitalité confondante. Ce parti pris, après la chorégraphie des gardes qui indistingue le personnage d’Horatio, confirme que Shakespeare est ici un prétexte à jouer, qu’il est avant tout une matière malléable pour le jeu théâtral. Plus tard, de multiples choix dramaturgiques confirmeront cette impression première, comme celui de suggérer une relation incestueuse entre Laertes (Watkins conserve exceptionnellement l’orthographe anglaise pour ce prénom) et Ophélie avant leur premier dialogue, qui fait drôlement retentir le « Ma sœur » de Laertes.

La tonalité dominante de cette mise en scène est la bouffonnerie. Il s’agit avant tout de faire rire, quand les gardes attendent le spectre, ou quand Hamlet suit l’armure comme un possédé. Il s’agit encore de faire rire quand Claudius, tout en arrosant sa cour d’alcool, prononce un discours ambivalent pour faire oublier le deuil de son frère et célébrer son nouveau mariage et son couronnement, ambivalence que démultiplie le visage de Julie Denisse, Gertrude défigurée par une joie coupable ou une inquiétude tout aussi coupable à l’égard de son fils – et ce visage défiguré rappelle un précédent spectacle de Gérard Watkins, Scènes de violences conjugales, dans lequel il rejouait des violences verbales et physiques au sein de deux couples, mais sans les mettre à distance, sans déconstruire les mécanismes de domination et d’humiliation à l’œuvre, sans esthétisation aucune, plongeant purement et simplement dans l’enfer de femmes maltraitées.

La tragédie a beau se mettre en marche, la comédie burlesque s’étire au gré des scènes, et gagne Laertes, Ophélie et Polonius après Hamlet et ses parents. Anne Alvaro, chargée d’incarner le rôle principal et ainsi située le sillage de Sarah Bernhardt ou encore Abke Haring, finit par être seule à modérer le comique, notamment lorsqu’au milieu du public, elle fait vibrer sa voix aux milles nuances, parfois androgyne, souvent teintée d’une mélancolie millénaire, et déclame : « Être, ou n’être pas » (nouvelle traduction oblige, la réplique la plus connue du théâtre mondial est modifiée, révélant une fois de plus son caractère précieux). La folie d’Hamlet prend cependant un tour plus hystérique que pathétique quand, possédé par le fantôme de son père, l’actrice se retrouve à pousser des cris qui viennent du fin fond de son estomac, cris qui suscitent le rire plutôt que la terreur. Si Watkins joue un tant soit peu du travestissement posé à l’orée du spectacle, c’est simplement dans cette hystérisation de la folie que redouble Ophélie – hystérisation probablement inspirée par un autre de ses précédents spectacles, Ysteria... Au-delà d’elle, il n’y a aucune ambiguïté de genre quand des femmes jouent des rôles masculins. Il faut simplement comprendre que ce sont des femmes qui jouent des hommes, avec un petit supplément : « l’empathie, le sensible, la pensée et le poétique », affirme Watkins, qui revient à de grossiers clichés de genre.

Pendant les huit minutes d’entracte montre en main offertes au public, le metteur en scène se fait plaisir en proposant lui-même l’interprétation de morceaux de rock (Frank Sinatra ou Jeff Buckley). Il nous rappelle alors que le contexte planté par la scénographie n’est ici qu’un prétexte, qu’il n’est jamais fait référence à l’époque qu’elle désigne autrement que par les costumes : c’est bien au Danemark que se déroule l’intrigue, et les personnages qui sniffent des lignes de coke n’appartiennent pas moins aux années 60 qu’à notre époque. Après cet entracte one-man-show, le salon devenu théâtre pour la scène de la souricière, certainement la plus intéressante du spectacle par la façon dont elle montre le miroir qu’Hamlet tend au coupable, se transforme en église. Le bar est métamorphosé en autel, et les canapés laissent place à des bancs en bois. Une église scintillante, qui évoque les images de Roméo + Juliette de Baz Luhrmann qui proposait une transposition de la tragédie de Shakespeare dans le Los Angeles des années 1990 autrement plus efficace.

La deuxième partie laisse moins place aux bouffonneries alors que Laertes vient demander des comptes sur la mort de son père – car oui, un vague coup de trophée dans le ventre l’a bien tué – et qu’Ophélie sombre à son tour dans la folie. C’est peut-être parce que la tragédie résiste davantage que Watkins va plus vite, laissant de côté les développements de l’intrigue politico-miliaire, le départ d’Hamlet loin du royaume du Danemark, la mort de ses deux amis, les complots de Claudius et Laertes pour s’assurer triplement de la mort d’Hamlet et le retour de Fortinbras. La stylisation extrême de la scène du duel qui sert ici de dénouement est peut-être supposée décanter l’émotion accumulée. Mais installée dans un rapport comique à la scène depuis les premières minutes, la salle rit quand Hamlet dit d’une voix tremblante : « je meurs », et cette mort, entourée de celle de tous les autres personnages à l’exception d’Horatio, n’émeut pas – pas plus que les monologues précédents, que les apparitions du spectre qui réclame désespérément vengeance, que le dialogue d’Hamlet et du fossoyeur, ou que la folie et la mort d’Ophélie.

Les problèmes abordés dans cette pièce, les questions que posent Hamlet, Ophélie ou Laërte, que Jan Kott dit les nôtres, capables d’éclairer « notre destin, nos actes », restent dans cette mise en scène non cantonnés à la fin du XVIe siècle, ni dans le Londres des années 1960, mais simplement dans l’espace ludique du théâtre, espace ici montré comme inoffensif, déconnecté du réel, simplement mis au service des qualités virtuoses de certains acteurs et actrices. Hamlet n’apparaît ici ni comme une chronique historique, ni comme un roman policier, ni comme un drame philosophique, ni comme l’une des nombreuses formes de tragédies que distingue Jan Kott… mais comme une comédie burlesque !

F.

 

Pour en savoir plus sur « Hamlet », rendez-vous sur le site de la Comédie de Caen.

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