« C’est la vie » de Mohamed El Khatib à l’Espace Pierre Cardin – Human Zoo

Avec Finir en beauté, il y a eu un avant et un après dans la trajectoire de Mohamed El Khatib. A partir de ce texte devenu spectacle, dans lequel il consigne les derniers moments de sa mère avant d’entreprendre son travail de deuil, son geste artistique change. Désormais, il lui paraît anecdotique de monter des œuvres écrites par d’autres, de raconter des histoires, et même de faire jouer des acteurs. La seule chose qui lui importe devient dès lors le réel, et sa restitution brute sur la scène. Mais quand, suite à cette œuvre qui le fait connaître, le propulse sur les plus grandes scènes françaises et donne une autre dimension à son travail, il fait appel à deux acteurs pour qu’ils témoignent de leur douleur à eux, causée par la perte d’un enfant, sa démarche prend une toute autre dimension – notamment éthique. C’est la vie, présenté dans le cadre du Festival d’Automne à l’Espace Cardin, dérange et fait surgir de nombreuses questions quant au bien-fondé de sa démarche – des questions qui restent sans réponse.

El Khatib ne veut pas d’un théâtre où l’on feint. La fiction l’ennuie. Ce qu’il revendique contre ça, c’est un rapport direct au réel, une transplantation exacte de la réalité sur scène. Son geste, il le compare à celui de Duchamp, inventeur du ready-made, qui transforme des objets du quotidien – comme sa pissotière – en œuvres d’art, grâce à une signature et l’aura d’un musée, capables de modifier le regard d’un visiteur. El Khatib a ainsi fait monter sur scène une femme de ménage dans Moi, Corinne Dadat, ou les supporters du RC Lens dans Stadium. Le théâtre, selon lui, ça ne devrait être que ça : une confrontation directe avec des morceaux de vie, qui extraie le public – qu’il présuppose petit bourgeois ou simplement bourgeois – de sa sphère élitiste pour le ramener à la réalité sociale des classes populaires.

Ses revendications contre le théâtre sont teintées d’une animosité qui lui fait un peu perdre de sa lucidité. De fait, il taxe d’emblée le spectateur d’être méprisant à l’égard de ceux qu’il donne à entendre, de préjuger de ceux qu’il fait monter sur scène. Mais en exprimant une telle condescendance à l’égard du spectateur, en faisant de la culpabilisation son principe, il fait de lui-même une pièce du mécanisme qu’il dénonce. Il est en effet capable d’affirmer : « Aujourd’hui, quelqu’un qui me parlerait de spectacle vivant sans jamais avoir mis les pieds au stade Bollart à Geoffroy-Guichard, au Vélodrome, ou qui n’a pas regardé le désormais mythique 6-1 du Barça contre le PSG, celui-là ne saurait être un interlocuteur totalement crédible ! ». Si on le croit, et si l’on accepte sa définition extrême de « spectacle vivant » – expression qu’il prend au pied de la lettre, assimilant le théâtre à une sorte de zoo humain –, on ne sera donc pas un « interlocuteur totalement crédible ». Néanmoins, malgré ce discrédit duquel il nous frappe, on prendra le risque de discuter de sa proposition.

Sa conception tranchée, provocatrice, et quelque part violente du théâtre – de ce qu’il doit être –, l’amène à considérer que l’émotion, ça ne se fabrique pas. Selon lui, elle existe telle quelle, on ne peut pas la provoquer. C’est pourquoi il invite deux acteurs sur scène à partager leur douleur la plus profonde – celle causée par la perte de leur enfant – pour en faire l’objet de son spectacle, C’est la vie. Dès le papier, le projet soulève des questions : mettre à nu une souffrance aussi intime, cela relève-t-il d’un goût pour le sadisme de la part du metteur en scène ? pour le masochisme de la part des comédiens ? d’un penchant malsain pour le pathos dans les deux cas ? Ces questions car El Khatib annonce d’entrée de jeu que le spectacle ne prétend à « aucune valeur thérapeutique ». Pas de catharsis donc, il s’agit d’exposer le malheur de façon crue. Mais, nous répond-on d’emblée, « c’est la vie », non ? La redondance est de mise, puisqu’il ne s’agit que du réel, de théâtre-documentaire au sens le plus strict…

Néanmoins, ça, c’est ce que El Khatib veut laisser croire dans un premier temps. Sa démarche, si l’on creuse un peu, est en réalité criblée de contradictions. Ainsi, alors qu’il dit rejeter le théâtre et lui préférer le réel, il dissimule sous ses propos un jeu profond avec ses codes et artifices, qu’il dénonce à chaque instant. Un jeu qui, s’il était assumé, rendrait un hommage vibrant à cet art, mais qui est ici refoulé, comme s’il était frappé de honte, comme s’il était quelque chose que l’on se doit de cacher. Un exemple : le public est installé sur deux gradins qui ferment la scène placée en angle, le tout formant ainsi un carré. Face aux sièges, se tiennent deux écrans, qui accueillent les spectateurs et leur donnent des indications grâce à une petite sonnerie qui donne l’illusion à chacun de recevoir un sms. Les mots que l’on lit sur ces écrans sont soit des didascalies qui prétendent mettre à nu « l’action théâtrale », soit des messages qui mettent en place un rapport de complicité entre la scène et la salle, avant même l’arrivée des comédiens sur scène. Les écrans invitent ainsi à lire la genèse du projet, dans un « guide pratique » qui nous est alors distribué. Le livret se présente aussitôt comme une excroissance un peu étrange du spectacle, comme si l’écrit n’avait pas trouvé le moyen d’être communiqué autrement que par la lecture individuelle – alors que c’est peut-être là un des défis que doit constamment relever le théâtre.

Mais si l’invitation intrigue un peu, on se prête néanmoins au jeu, avec en tête les modes de fonctionnement des escape games, qui embarquent dans des mondes avec beaucoup de force. On découvre ainsi les mails de El Khatib à Daniel et Fanny, les deux individus qu’arbitrairement il a réunis d’après deux facteurs communs : ils sont acteurs et ils ont perdu un enfant. Dans un autre mail, cette fois adressé à sa mère, Fanny écrit de manière significative : « ma principale qualité pour ce projet est d’avoir perdu un enfant ». Face à eux, El Khatib dit avec une naïveté déconcertante ou un cynisme poussé à l’extrême : « je crois que je vous envie un peu d’avoir vécu un événement que je ne connais pas ». Sa posture s’apparente à celle d’un anthropologue – El Khatib a soutenu une thèse en sociologie –, d’un entomologiste qui prend plaisir à disséquer ses objets d’étude, en l’occurrence moins leur corps que leur comportement, leurs sentiments – leur douleur, comme indifférent à ce qu’elle est, simplement curieux de ce qu’elle produit, de l’effet théâtral, spectaculaire, qu’elle pourrait avoir. Malgré cette posture de voyeur posée d’entrée de jeu, les artistes, étonnamment, acceptent le projet. Quant à nous, ces sursauts successifs que suscitent les premières minutes du spectacle, on les dépasse comme on peut, pour ne pas discréditer trop tôt le spectacle.

On s’attelle donc ensuite à lire des didascalies qui annoncent l’arrivée des acteurs, et anticipent sur chacun de leurs gestes et de leurs paroles. Le procédé réapparaît régulièrement, notamment entre deux séquences graves. Il est probablement supposé alléger un peu l’ambiance, faire retomber la pression. Ainsi quand les didascalies annoncent une musique que Sam, le fils de Daniel, aimait beaucoup, mais qu’il semble que le régisseur se soit pris une pause, qu’il ne puisse pas la lancer, et que Daniel, pour meubler, se met à raconter des blagues sur les juifs, en tant que juif… L’effet pourrait fonctionner mais on ne croit pas une seconde à cette mise en scène, on comprend tout de suite que tout est calculé à l’avance, que la prétendue spontanéité est fausse, que tout ça n’est que mascarade – et encore une fois, le procédé pourrait être passionnant si le metteur en scène ne jouait pas avec notre crédulité et ne prétendait pas mettre à mort le théâtre à tout instant. Ici, le faux sonne faux, et n’est pas assumé comme tel, car l’on prétend à tout instant que tout est vrai.

Quant à l’émotion que ces moments de pseudo-humour prétendent décanter, elle est troublante au possible. Elle passe essentiellement par des extraits vidéo. Un premier dans lequel Daniel raconte la mort de son fils de 25 ans, en particulier le moment où il a découvert qu’il s’est jeté du dernier étage de l’Institut du Monde Arabe. S’ensuit une séquence au plateau, au cours de laquelle on nous explique – au cas où – que si ce récit n’était pas livré en live, c’est que c’est un peu dur de le re-raconter chaque soir. Et la voix de l’acteur tremblote alors un instant, mais l’émotion est aussitôt dépassée ou refoulée grâce à une petite blague. Un même procédé de mise à distance permet à Fanny de raconter la mort de sa petite fille à l’âge de 5 ans, atteinte d’une maladie rare. Elle lit d’abord les mails qu’elle écrivait à El Khatib qui relatent la progression de sa maladie, et son récit s’achève avec un extrait vidéo.

Leur histoire à tous deux – personne ne pourra leur enlever – est terrible. Elle ne peut pas ne pas toucher, laisser indifférent. Néanmoins, l’émotion qu’elle entend invoquer peut être bloquée par le fait même d’être ainsi mise en scène, d’être devenue objet d’un spectacle. Pourquoi imposer à ces parents orphelins d’enfant – car il n’y a pas de terme pour le dire plus simplement en français – de revivre cet épisode tragique, sans aucun espoir de voir leur douleur sublimée ? La possibilité même de partager cette douleur est désamorcée dans le sein même du spectacle : les deux comédiens n’interagissent jamais, ne trouvent à aucun moment une forme de soulagement dans le constat d’un vécu commun. Leur douleur reste de l’ordre de l’unique.

En effet, El Khatib exclut toute forme de thérapie par la scène ; mais même au-delà, il déconseille aux spectateurs de recommander C’est la vie à des personnes qui auraient traversé la même expérience. Ceux auxquels il s’adresse sont bien les gens qui n’ont pas perdu d’enfant, qui doivent apprendre de Daniel et Fanny, crédités d’une plus grande connaissance de la vie, que la mort leur aurait apporté. Cette connaissance, pour autant, on ne la caractérise pas, aucune philosophie ne se dégage, aucune « leçon de vie ». On reste au ras des pâquerettes, dans la restitution brute des faits, plongeant et replongeant le couteau dans la plaie, faisant sauter les coutures de la cicatrice pour mieux l’observer. Pardon, dans ces conditions, de vouloir passer notre chemin…

Le programme du spectacle et le guide pratique confiés au spectateur sont loin de rattraper le coup, quand on les épluche après le spectacle. Ces documents prétendent, une nouvelle fois, « mettre à nu » le dispositif de création, pour attester de l’authenticité du projet, de sa vérité – comme si c’était là le seul critère valable pour juger d’une œuvre, et la seule matière légitime à véhiculer des émotions. Mais un nouveau point d’achoppement fait encore tressaillir quand, entre deux documents gadgets – les arbres généalogiques indéchiffrables des comédiens, celui d’Andromaque dont l’acteur a interprété la tragédie peu après la mort de son fils, ou encore des pages du Lagarde et Michard –, est révélée toute la part de fictionnalisation du travail d’El Khatib. Ce théâtre documentaire, avec des vrais gens, sur la vraie vie, en réalité, ne se passe pas d’une mise en fiction par l’écriture. Une étape du travail qui n’est pas dissimulée mais pas totalement assumée non plus, et qui prend la démarche de l’artiste dans un entre-deux insoluble.

El Khatib révèle en effet toutes les libertés qu’il a prises par rapport aux histoires des comédiens, dans une liste qu’il intitule « Fact-checking ». Avec ces précisions, et surtout les remarques de Daniel – qui dit que certaines manipulations sont « difficilement acceptables » mais qui néanmoins les accepte –, on se rend compte à quel point El Khatib instrumentalise leur vie pour faire spectacle. Il y a quelque chose de foncièrement abjecte dans cette façon qu’il a de montrer qu’il manipule l’intime pour en faire un objet spectaculaire. Il met même à disposition du spectateur le sentiment de dépossession de Daniel, qui voudrait compenser la mise à disposition de sa vie par des droits d’auteur – non pas pour l’argent, mais pour le caractère symbolique du geste. Face à cette revendication, El Khatib défend son art. « Ma pratique relève de la fiction documentaire », dit-il – alors qu’il n’a cessé de récuser le terme de fiction, qui là vient à propos pour défendre le caractère artistique de sa démarche. Et quand on lui demande de se mettre au clair, de trancher pour de bon, il dit que la distinction entre fiction et documentaire n’est pas son problème, ou, formulant un paradoxe sans le creuser, que la réécriture permet parfois de mieux rendre compte du réel, de mieux restituer une parole – ce qui pourrait, une fois de plus, être un présupposé de départ tout à fait intéressant…

Revendiquant en dernière instance son rôle d’auteur, El Khatib relègue la matière vive dont il s’empare au rang de témoin – ce à quoi Daniel réplique qu’il n’est pas témoin, mais « l’irremplaçable acteur malheureux de cette histoire ». Et malgré ces questions débattues, le comédien accepte tout et se soumet… Ces documents, loin d’illuminer la démarche de l’auteur-metteur en scène, viennent l’embrouiller encore plus, désigner ses contradictions, et démontrer la façon qu’il a de se complaire dans le dispositif qu’il met en place.

Finalement, de la bienveillance, on ne peut qu’en avoir pour ces deux artistes. Mais moins pour le drame qu’ils ont surmonté que parce qu’ils semblent avoir été trompés par leur douleur, aveuglés, piégés. Quand on les retrouve à la sortie de la salle, on ne sait plus si on est désolés pour leur perte ou pour ce spectacle, et notre mine leur fait probablement croire que la mise en scène d’El Khatib a vraiment fonctionné, qu’ils ont réussi à susciter notre compassion… alors que monte de plus en plus la colère que suscite un tel spectacle.

 

F.

 

Pour en savoir plus sur « C’est la vie », rendez-vous sur le site du Festival d’Automne.

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